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Les Communaux. Consuetudo legis nostrae

Commune, communalisme, le commun, «faire commune»… Entretien avec Josep Rafanell i Orra par Laurent Jeanpierre

Laurent Jeanpierre – À lire la conjoncture présente, on peut avoir l’impression que, depuis la pandémie, les initiatives politiques extraparlementaires sont rares et fragmentaires même si elles ne sont pas absentes. Loin d’être acquis aux soviets, ou plutôt à leurs éventuels héritiers, tout le pouvoir serait aux gouvernements. Bien sûr, il y a eu des émeutes populaires ici ou là contre la restriction des libertés publiques ; l’Inde a connu un mouvement social d’une ampleur numérique sans précédent ; d’autres résistances s’expriment ou se sont exprimées dans la vie quotidienne. Mais la pandémie et sa gestion sont tout de même venues interrompre brutalement et peut-être définitivement un cycle de luttes commencé à la fin des années 2000 et dont plusieurs insurrections en 2019 ont rappelé la vivacité. L’autoritarisme gagne partout du terrain sur la planète. C’est un diagnostic assez communément admis. Comment le formules-tu ou t’en différencies-tu ?

Josep Rafanell i Orra – Notre époque de destructions, dont l’historicité est devenue indémêlable du devenir géo-biologique de la terre comme habitat commun, nous contraint à penser en termes de « monde » plutôt qu’en termes de « société ». C’est peut-être là que réside la faiblesse actuelle des initiatives « extraparlementaires » : aussi éloignées qu’elles se voudraient des logiques usées jusqu’à la corde de la représentation politique, elles demeurent obnubilées par l’identification de sujets sociaux à réactiver, lesquels, dans leur formation historique, sont pourtant le résultat de la forclusion de la pluralité des mondes plus qu’humains.

Non pas que le monde social n’existe plus, avec ses distributions de places, ses formes de subordination, ses inégalités, l’exploitation… Mais les « sujets sociaux » qui fondaient les figures de la scène politique semblent s’être désintégrés dans le vaste champ de ruines du social. On pourrait en conclure que la dernière offensive néolibérale a épuisé la possibilité de renouveler les formes de division instituées sur lesquelles reposaient les scènes du politique. Le dernier avatar de la gouvernementalité capitaliste, avec son spectre libéral-fasciste, a entraîné une atomisation qui fait masse par déliaison. À la différence du fascisme historique, avec ses masses fusionnelles, les nouvelles formes de gouvernement reposent sur la désagrégation des attachements qui instauraient des communautés plurielles et sur le délitement des rapports avec les lieux où celles-ci trouvaient à se singulariser. Cela vaut y compris pour les communautés de « classe » qui subsistaient au-delà des logiques de leur représentation et donc des leurs effets d’abstraction.

Exemplaire est dans ce sens l’épisode historique que nous vivons avec la pandémie. Nous avons été les témoins sidérés de l’agencement entre un être venu du quasi-vivant et les humains comme totalité, ce qui, par ricochet, aura entraîné l’accélération de l’autoritarisme gouvernemental, celui-ci mêlant pastorat hygiéniste et basse police. C’est ainsi qu’un virus devient l’agent de nouvelles formations sociales caractérisées par un consentement de masse, inédit en dehors des temps de guerre. Car, après tout, « nous sommes en guerre », comme l’a proclamé notre illuminé en chef. Non pas contre un virus, bien entendu. Nous le sommes, plus que jamais, contre ceux qui prétendent nous gouverner dans le décor homogénéisant du Nosocène. En guerre contre un monde qui se définit de façon systémique par le fait d’être malade. Envahis par les signes anxiogènes de la destruction de la pluralité des milieux de vie, nous vivons dans un monde unifié par un état d’alerte permanent.

Mais qu’est-ce qu’un monde ? On pourrait s’en tenir à une proposition minimale : un monde, parmi d’autres mondes, est le résultat des coexistences entre des êtres qui singularisent des milieux. Les lieux multiples de la coproduction de formes de vie entre des êtres humains et non-humains, des êtres du vivant et du non-vivant. Donna Haraway propose le mot de sympoïèse pour décrire cette co-individuation entre des manières hétérogènes d’exister. En ce qui concerne les humains, il me semble judicieux de nommer ces mondes pluriels, « communautés ». Communauté des êtres du vivant dont nous sommes, sans exclusivité aucune, et leurs associations. Ou parfois leur séparation. Car la question se pose aussi de ne pas faire intrusion lorsque la « rencontre » conduit au ravage. C’est ce que rappelle Gil Bartholeyns dans son singulier livre Le hantement du monde : c’est la séparation aussi entre des êtres du vivant, et leurs milieux spécifiques, qui nous permet de penser sur de nouveaux frais des formes de cohabitation. C’est une des leçons du covid-19, avatar d’une longue série de zoonoses, et des mélanges qui résultent des ravages des milieux de vie interspécifiques.

On assiste à de profonds bouleversements qui se rapportent à nos manières d’être avec d’autres êtres. La précarité n’est plus seulement une question « sociale ». Elle est devenue ontologique. Et l’ancienne centralité politique du rapport entre travail et capital, qui a structuré le monde social, semble dissoute, même si certains voudraient la réactiver à partir de l’institution de nouveaux sujets « éco-sociaux ». Non pas que le capitalisme ne repose pas, toujours et encore, sur l’exploitation du travail vivant. Mais nous revient à la figure le fait qu’il est avant tout l’expropriation des manières singulières d’habiter des lieux. Dans les basculements que nous vivons, écologiques, sociaux, politiques, nous devons à mon sens, et avant tout, nous réapproprier nos rapports à des milieux de vie. Les manières de les faire exister. S’approprier, alors, c’est donner des propriétés à ces rapports, aux attachements par lesquels surgissent les communautés plus-qu’humaines.

Avant même la guerre sociale, ce qui est donc premier désormais c’est une guerre entre des mondes. Entre le monde homogénéisant des abstractions de la valeur, avec ses identités sociales réifiées, et un monde composé quant à lui d’une pluralité de mondes, et dont les valeurs surgissent dans les manières « de faire sens en commun », comme nous le dit Isabelle Stengers. Et c’est qu’avec cette pluralité des modes d’existence il en va de notre survie en tant qu’humains. Je ne vois pas comment lutter contre les désastres dans lesquels nous entraine le capitalisme sans reprendre les chemins multiples de l’hétérogenèse qui font émerger des lieux habitables : un lieu devient « génératif » de formes de vie dans la rencontre entre différents modes d’existence.

Nous percevons la possibilité de nouvelles manières de vivre et d’habiter le monde. Nous savons aussi que, loin des téléologies révolutionnaires, des héritages d’une longue histoire de résistances et de bifurcations vaincues resurgissent. La Commune, nous rappelle Kristin Ross, ce fut aussi une préfiguration des luttes écologiques ! Mais nous devons sortir des logiques autoréférentielles de la guerre sociale et de leur intériorité paranoïaque. C’est pour cela peut-être que les « mouvements extra-parlementaires » peinent à mobiliser des troupes. Il y a le troupeau du pastoralisme étatique, qui n’admet nul séparatisme, mais aussi les petits troupeaux du gauchisme et de ses flancs, dont le berger prend la forme du représentant des opprimés, de l’illuminé reprenant pour son propre compte un sens de l’histoire dont on ne voit pas bien comment il peut ne pas être la simple réédition d’anciennes prophéties historiques zombifiées.

La fête des fous, estampe de PieterVan Der Heyden
La fête des fous, estampe de Pieter Van Der Heyden, d’après Brugel (Gallica).

Laurent Jeanpierre –Tu vis en France et en Seine-Saint-Denis. Tu as été témoin ou protagoniste de plusieurs actions collectives qui ont été réactivées ou initiées depuis une année. Comment perçois-tu l’expérience politique et infrapolitique des douze derniers mois ? Quelle insistance manifeste-t-elle selon toi ?

Josep Rafanell i Orra – Je les vois, ces expériences, que tu appelles infrapolitiques, comme des réinventions de « lieux » — pas forcément géographiques — qui orientent les liens entre des vies communes. Faut-il les soumettre à l’attente d’une plus haute requalification qui les rendrait, enfin, politiques ? Rien n’est politique, tout peut le devenir, disait Michel Foucault. Pour le meilleur et pour le pire. Renversons la hiérarchie classique : commençons, non pas par des idées mais par des perceptions et des sensibilités. Nous ne pourrons que mieux nous en porter.

La Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de la France métropolitaine, est recouvert d’un halo de dystopie. Mais dans ce territoire, au-delà de son image massive, homogène, accablante, il y une multitude de Seine-Saint-Denis. Il y a son histoire ouvrière qui a périclité mais dont ses traces demeurent. Il y eut auparavant des mondes maraîchers, dont l’histoire se perd dans l’époque médiévale et qui resurgit aujourd’hui. Il y a les sédimentations de mouvements d’immigration issus de la machinerie coloniale républicaine. Il y a les vestiges du communisme municipal presque anéanti, avec ses infrastructures administratives et culturelles, et aussi avec ses politiques urbaines délirantes. Il y a ses marchés à ciel ouvert avec leurs contrastes (quoi de commun entre le marché « bobo » du Pré-Saint-Gervais et le marché grouillant de mondes de Saint-Denis ?). Il y a des lieux de haute sociabilité, des communautés flottantes avec leurs récits, leurs interconnaissances et leurs solidarités, dans les bars, des restaurants et des hôtels poussifs. Il y a des marchands de sommeil. Il y a une multitude de potagers et de basses-cours. Il y a des maisons de quartier où se fêtent des naissances, des anniversaires, des mariages et des enterrements. Il y a l’inventivité époustouflante de la débrouille et de la solidarité. Il y a le travail au noir. Il y a des bidonvilles de Rroms autarciques et leur art précaire de faire village. Il y a les immenses campements de migrants continuellement dispersés et qui nous posent cruellement la question de si nous avons un monde pour accueillir d’autres mondes. Il y a des violences policières chroniques, omniprésentes, racistes. Il y eut, et il y aura, des émeutes. Il y a des islamistes prosélytes (ou pas), et des musulmans qui détestent les islamistes. Il y a un quadrillage institutionnel en déshérence : de l’aide sociale à l’enfance aux clubs de prévention, des plannings familiaux aux PMI, des réseaux de la psychiatrie de secteur aux pôles hospitaliers, les uns et les autres en pleine implosion (une centaine de lits de réanimation pour 1,6 millions d’habitants en pleine pandémie). Il y a un tissu d’institutions culturelles, de théâtres, des cinémas d’art et essai, des bibliothèques, des maisons de la culture, des conservatoires de danse et de musique…, en grande partie hérités du communisme municipal. Il y a des églises protestantes et évangéliques, catholiques et orthodoxes, des temples sikhs et hindouistes, des mosquées, des synagogues. Des guérisseurs traditionnels, des pratiques d’exorcisme, des désenvoûtements et de la sorcellerie. Il y a même des psychanalystes. Des épiciers turcs, sri-lankais, balkaniques, portugais. Des foyers de travailleurs immigrés décrépis ou faisant l’objet de rénovations désastreuses brisant des solidarités ancestrales. Il y a le quadrillage de l’éducation nationale, ces usines de ségrégation, des pôles universitaires, dont celui de Paris VIII, qui demeure malgré tout un des plus hospitaliers en France pour les étrangers pauvres. Il y a des lieux de ralliement de journaliers en attente d’être embauchés au noir, sous-payés, à la tâche. Il y a un fourmillement d’associations, des classes moyennes qui font de la permaculture, des écoquartiers prenant la configuration de gated communities, avec leurs AMAPS, leurs jardins partagés et leurs bacs de compost. Il y a des jardins ouvriers presque centenaires. Il y a des terres agricoles survolées par le flux ininterrompu du trafic aérien. Il y eut une ZAD éphémère à Gonesse, suivie bientôt d’autres. Des milliers d’artisans qui bossent au black, d’autres milliers de livreurs surexploités. Il y a l’un des plus hauts taux en France d’allocataires du RSA, de la prostitution juvénile, des toxicos, des trafics de drogue innombrables, des jeunes étudiants et précaires qui ne peuvent pas se payer un loyer à Paris, des jeunes autonomes qui conspirent dans des collocations et des squats. Il y a une pratique de vol chronique et massive dans les supermarchés. Il y a des cimetières, avec des carrés musulmans et juifs… Il y a des vestiges du syndicalisme qui se décomposent comme partout ailleurs. Il y a deux routes nationales qui avaient pour nom les routes de Flandres et d’Allemagne par lesquelles arrivèrent les Prussiens pour encercler Paris en 1870, avant le soulèvement de la Commune. Il y a des lacis d’autoroutes barbares empruntées par des millions de voitures et de camions qui côtoient des bâtiments d’habitation. Il y a les Quatre chemins d’Aubervilliers et le pont de Bondy avec des taux de pollution démentiels. Il y a des grands ensembles conçus par des architectes psychopathes. Des zones pavillonnaires esseulées à perte de vue. Il y a des paysages urbains qui à force de laideur en deviennent splendides. Il y a bien sur le Grand Paris et les JO 2024 et leurs ravages en cours et à venir… Et entre tout ça, contre tout ça, entre les parties de cette mosaïque qu’est la Seine Saint-Denis, il y a des passages.

Et c’est là qu’une multitude d’initiatives ont eu lieu et ont encore lieu. Qu’elles trouvent leur origine dans l’ethos de l’autonomie politique, malgré son fatras idéologique déprimant, avec des cantines populaires, des brigades de solidarité populaires, des maraudes pour venir en aide aux migrants, des occupations illégales de bâtiments. Ou bien qu’elles viennent des initiatives innombrables d’habitants sans assignation politique ou encore « communautaristes », ainsi appelées par le pouvoir pour mieux disqualifier la possibilité des rencontres improbables qui s’y tissent.

Il y a un paysage communal qui se dessine. Il ne faut pas en douter. Et il brise les supposées identités de classe ou de « race ». En ce sens, ce paysage est profondément hostile aux politiques de la représentation. Faut-il rester éploré par les taux ridicules de participation aux élections dans ce département ?

Et même si cette passion communale n’est pas dénuée d’une certaine mélancolie à l’égard de ce qui a été perdu et que nous croyions si confortable — ainsi, notamment, du contrat implicite, dans les coordonnées de l’économie, qui exigeait l’acceptation de l’exploitation en échange d’un « projet de vie » balisé par les institutions — soudain s’affirment avec douceur ou avec colère le partage, l’entraide et des combats. Et puis surgit l’étonnement devant d’inestimables rencontres par lesquelles s’entrelacent une multiplicité de mondes. Ici l’éthique devient éthopoïètique : manières d’habiter un monde et de se rapporter à ce qui nous y attache. Un nouveau sens du devoir immanent à la communauté y prend forme. Je dirais qu’en Seine-Saint-Denis, encore plus qu’ailleurs, paradoxalement, il ne s’agit plus de dénicher des sujets sociaux moribonds pour refonder la politique mais des formes d’instauration de figures diverses du « communier » qui fait vivre des lieux où nous pouvons nous rencontrer. Un des devenirs possibles de ce communier est celui du communard.