Hospitalités. Étrangers, ne nous laissez pas seuls avec les Français

Les pratiques alternatives qui s’inventent au contact des multiples altérités, ne se tiennent pas droites et bien dressées. Elles sont fragiles, poreuses, tordues et en constant mouvement, en constantes réinventions

Face à la politique migratoire qui, en Europe, prend l’unique forme d’une police aux frontières tuant ou détruisant les vies des migrant·e·s, on ne trouve pas toute droite et bien dressée la belle et fière hospitalité. Ou, si on la trouve ainsi, c’est qu’on l’a déjà perdue. Certain·e·s décident de s’y agripper en l’incarnant dans des structures fixes et figées qui, prétendant « faire le bien » – comme d’autres ailleurs ont prétendu « apporter la paix » quitte à, pour ce faire, tuer en toute impunité – font du mal. Nombres d’institutions, de grosses ONG pensées pour « assurer l’accueil », « gérer les camps », « mettre à l’abri », ici et là, en France, en Grèce, en Italie… ne reçoivent pas les migrant·e·s mais les nient comme vivants.

Entre « vie à sauver » qui pousse nombre d’exilés à quitter leur pays natal, vie que l’on interdit comme cela se pratique dans les nombreux « pushbacks » assurés principalement par Frontex missionné par l’Union Européenne, et vie que des structures édifiées pour mais sans les migrants prétendent leur assurer, ces derniers sont condamnés à toujours plus passer au dessous ou à côté de leurs vies. Du début du voyage jusqu’à son arrivée au sein de territoires où, en réalité, on n’arrive jamais, « il n’y a pas d’alternative » mais juste les deux faces sinistres d’une même pièce assassine : mort en mer ou sur-vie le long des frontières.

Loin des arguments de cette « sur-vie » à assurer ; loin du mythe d’hospitalité au sein duquel le sujet fermement installé veut sauver celui ou celle qui vient « en détresse », on trouve, ici et là, en France, en Grèce, en Italie, en Espagne et tout autour du continent, des pratiques qui se mettent au service des vies à défendre. Elles essaient de reconnaître, dans les multiples arrivant·e·s, des acteurs et actrices de leurs existences qui, bien que partout meurtries, blessées, piétinées, sont bel et bien des modes d’exister. Le long de ces derniers, des subjectivations intimes et collectives se façonnent et peuvent salutairement dé-former nos communautés crispées en reformant un monde commun et pluriel en tout point.

Les pratiques alternatives qui s’inventent au contact des multiples altérités, ne se tiennent pas droites et bien dressées. Elles sont fragiles, poreuses, tordues et en constant mouvement, en constantes réinventions. Elles acceptent de faire avec ce qui distingue l’hospitalité politique de celle de posture et de papier ; de faire avec ce qui différencie la solidarité politique de la charité ; de faire, donc, avec le tremblement. Recevoir l’autre, faire place à l’autre, laisser la parole à l’autre plutôt que de prétendre la lui donner : cela n’est pas simple ni donné d’avance. Cela s’apprend en tremblant, en acceptant de perdre en souveraineté comme en antériorité de l’hôte qui, parce que déjà « là » saurait comment enseigner à l’arrivant comment bien s’intégrer, bien se comporter. « Perdre aussi nous appartient » serait peut-être la formule (originellement de Rilke) liant nombreuses de ses pratiques alternatives qui s’inventent aux frontières, qu’il s’agisse de celles séparant des pays, séparant la mer de la terre ou séparant, sur terre, les vivants en assignant des places qui valent comme des annulations.

Mais les formules n’ont de sens et de poids qu’à partir des actes et des gestes qui les sous-tendent comme autant de formations de mondes autres. Ici, dans ce chantier des Communaux, les mots employés se nouent à des manières de faire et de vivre avec les exilés, hors des croyances à la pure et simple réciprocité mais dans la confiance donnée à la radicale égalité. C’est dans cette tension que s’élaborent en effet des tentatives d’accueil autres et dans lesquelles nous sommes plusieurs des Communaux à nous être depuis longtemps engagés. Plutôt que de prétendre faire de ces exemples la posture exemplaire de la juste hospitalité, nous tentons ici de nous tenir au plus proche des expériences. De les mener, les observer en situation et suivre humblement les liens et constellations qu’elles impliquent souvent. Nous nous concentrons donc, pour démarrer, sur quelques expériences menées en région parisienne qui, dès lors qu’on les observe ainsi de près, ouvrent fréquemment sur tout un paysage figurant, en Europe, l’archipel résistant des solidarités. Peu à peu, au fil de nos travaux, enquêtes et composition permanente de ces alternatives dans lesquelles nous oeuvrons « ici », ce sont aussi les groupes agissants de manière similaire à Calais, Bayonne, Athènes, Lesbos que nous rencontrons ou que certain·e·s d’entre nous formons aussi en vivant entre différents pays et/ou en circulant entre plusieurs localités. Bientôt, nous en rapporterons ici des récits

« Ici » les exemples que nous prenons pour le moment sont principalement ceux de l’association La Casa – dans l’aide qu’elle apporte aux mineurs et jeunes majeurs ainsi qu’au lieu de vie occupé par une quarantaine d’adultes exilés depuis la fin du 1er confinement de mai 2020 – et les Ptits dejs solidaires. Au moment où nous écrivons cette présentation – qui vaut comme une invitation à l’observation située et mettant chacun·e en situation d’agir politiquement la solidarité criminalisée – voici ce que l’on dit des activités de La Casa. Des nouvelles régulières et des récits de vie continueront d’être partagés, au fil des prochains mois.

« Désormais, les jeunes que nous accompagnons depuis le début, c’est-à-dire depuis un an, vivent leur vie dans deux appartements pérennes, et ceux qui ont longtemps été nomades sont désormais bien installés. Nous les considérons comme deux colocations – non comme des foyers ou des dortoirs à surveiller- ayant chacun leur identité et leur composition, même si bien sûr il y a eu des départs et des arrivées dans les deux groupes.

Les jeunes n’ayant jamais été pris en charge ou aidés par l’ASE, sont maintenant scolarisés et notre accompagnement se poursuit vers la nécessaire étape de la demande de titre de séjour et des études.

Des groupes de bénévoles se sont constitués pour le soutien scolaire, des activités diverses (bien qu’un peu réduites avec l’hiver et le couvre-feu) ou simplement pour dîner ensemble.

Le travail de suivi est toujours important, mais après un an, il se dégage l’impression qu’une fois les questions administratives et juridiques traitées, chacun a pris ses marques, chacun vit sa vie, et on se voit aussi et surtout pour le plaisir – vécu des deux côtés – de passer du temps ensemble.

Au point, même, de prévoir de passer des vacances ensemble ou de le faire dès maintenant. Certain.e.s ont été prendre l’air à la campagne en février, et on compte bien récidiver à une plus grande échelle.

La mini-échelle de vie, et de combat, qui se produit dans ces lieux et circulations qu nous inventons ensemble nous démontre sans cesse qu’un accueil digne et humain des personnes est non seulement possible, mais souhaitable pour toute forme de communauté.

Pour les heureux départs, il y a celui de L.

Voilà ce que Manuela en dit :

«  il est arrivé il y a deux ans et demi en France, sans parler un mot de français. Après deux ans et demi de galère avec l’ASE, abandonné dans un hôtel et une remise à la rue à ses 18 ans, juste à la fin de la première période d’urgence sanitaire, sans avoir bénéficié d’aucun cours de français ni d’aucun accompagnement éducatif pendant toute sa prise en charge. Une belle bataille avec un avocat depuis un peu plus d’un an, qui a permis qu’il obtienne malgré sa situation très précaire ses papiers en fin d’année. Et enfin des perspectives qui s’ouvrent ! Accepté au programme Fermes d’Avenir, compagnonnage en maraîchage agro-écologique en début d’année. Ils ont 32 places dont 12 pour des réfugiés. Il est donc parti pour 6/8 mois, pour une formation dans une ferme avec un suivi/accompagnement global, social, des cours de français. C’est exactement ce qu’il voulait faire. (…) »


Du côté du lieu de vie occupé depuis mai 2020, et des jeunes qui se sont installés là-bas, on doit bien admettre que ça a été plus rock’n’roll, mais on a tenu bon et l’équilibre s’installe aussi petit à petit. Les conditions matérielles sont moins faciles, même si nous prenons totalement en charge l’approvisionnement des plus jeunes, les failles de chacun s’y révélant plus directement.

Comme le dit Morgane :

Ça a commencé par des tentes, parfois, ou l’hôtel, puis l’emménagement, et ensuite répondre (ou pas) aux mille besoins, ou désirs, et tenter de faire le tri, la négociation permanente et le test réciproque.

On a conçu des courses diététiques, des plannings diplomatiques, on a accompagné : aux courses, aux hôpitaux, aux lycées, aux ambassades (big-up to you les gars, ne changez rien surtout, ce mélange de mépris et d’incompétence à 7h du matin sous la pluie, c’est toujours un plaisir), au tribunal, aux permanences d’autres associations…

On s’est posé de sérieuses questions théologiques (est-ce qu’on est bénis si on offre une cigarette ?), qui sont parfois devenus de sérieux débats, comme « quelle est la place de l’interdiction de la consommation de porc dans la hiérarchie des interdits religieux musulmans ? ».

(Réponse statistiquement prouvée par au moins 3 personnes : bon bah sans surprise, elle est très forte… Et pour le contexte, quand même : évidemment, on ne cherche pas à faire manger du porc en loucedé. Mais là, après avoir averti le principal concerné que la part de pizza qu’il s’apprêtait à engloutir en contenait, on a eu droit à une réponse sur le mode « je fais tout ce que l’islam interdit sauf manger du porc »… Avouez que ça invite au débat.)

Il y a eu une fête, quelques chantiers collectifs, une galette qui a coulé dans le four (on a fait un effort d’intégration à la société française, c’est pas notre faute si Picard était pas la hauteur) et un mafé exceptionnel (spécial dédicace à M.).

Il y a eu surtout 2 prises en charge, vaillamment préparées.


La Casa, c’est une entreprise rhizomique depuis le début, qui admet les fidélités multiples, les circulations et les contradictions, qui veut tisser des liens, de ceux qui nous rendent fort.e.s et efficaces, qui nous aident à tenir.

Donc, depuis peu, se tiennent des sessions de soutien scolaire, deux fois par semaine, suivies de sport le dimanche, au succès éclatant. Les gars de la Casa, mais aussi d’ailleurs, y viennent pour de l’aide aux devoirs, et un vrai moment de convivialité ; les générations (de jeunes, de bénévoles) s’y rencontrent et s’y instruisent, et nous sommes fier.e.s de contribuer à la création de lieux transversaux, où les appartenances parfois aliénantes peuvent s’oublier.

Bravo à Aurélie et Clémence pour cette superbe initiative, qui a germée avec la Casa et devient chaque semaine davantage un nouveau point de repère pour tous les jeunes exilés !

Et comme nous ne sommes pas les seul.e.s à penser et agir de la sorte, et nous tenons à remercier nos alliés et partenaires, durables ou occasionnels : Droit à l’école, Paris d’Exil, la Table Ouverte, la Gamelle de Jaurès…


Mi-mars, La Casa a organisé une rencontre entre les différents acteurs de la solidarité réelle avec les exilé.e.s (celle qui ne collabore pas avec l’Etat sous n’importes quelles conditions).

Chacun·e s’est présenté.e, et les prémices de collaborations concrètes ont été posées.

La tension se situe là : nous étions toutes et tous, présent·e·s à cette réunion, conscient.e.s de l’utilité de ces entraides, et tout aussi conscient.e.s du travail devant nous pour les rendre les plus opérationnelles possibles. Merci donc à celles et ceux qui sont venues ou avec qui nous travaillons, Famsaf, le BAAM, les Communaux, le Gisti, le 6B, la Station – Gare des Mines et Coucou Crew, les P’tits Dej’s solidaires…

Ce besoin de réflexivité par rapport à nos propres pratiques, d’un aller-retour permanent entre l’action et la réflexion, ne nous semble pas secondaire, malgré la difficulté de résister à l’urgence permanente (et objective) qui pousse de nombreux.ses militant.e.s à s’engager toujours plus et vers les formes d’action qui semblent les plus effectives à court terme, au risque de s’épuiser et de prendre le sens de leur engagement.

Pour l’éviter, nous nous rappellerons de cette réflexion de Josep, à l’issue de la rencontre, qui souligne que :

« Les expériences que nous menons, en tant qu’accueillants et bénévoles, courent toujours le risque de reproduire les mécanismes et comportements propres au travail social avec tout ce qu’il comporte de rapports verticaux, de risque d’infantilisation ou de hiérarchie entre sujets aidants et ceux considérés comme simplement « à aider ». Si nous tenons sur des structures alternatives, nous devons assumer le fait qu’elles puissent, à la fois, faire autrement que l’accueil institutionnalisé et altérer les institutions vouées à l’accueil et l’accompagnement (ou plus vraisemblablement au contrôle ou souvent au bannissement) des migrants. »


La Casa, c’est encore l’accompagnement des jeunes majeurs, et l’apprentissage de celui-ci par les soutiens.

Parce que nous continuons de refuser cette distinction aberrante entre mineurs et jeunes majeurs.

Parce qu’il n’est pas question pour nous d’abandonner les jeunes après leur 18 ans, comme le fait l’ASE (et désormais, ces mêmes jeunes se retrouvent même de plus en plus souvent avec une OQTF).

Parce que nous les connaissons, et qu’il est impensable de les lâcher.

Alors on monte des groupes de soutien, on se rencontre avec des militant.e.s de toute la France pour tenter d’agir ensemble, on participe aux manifestations.

Et parfois, on y arrive. Comme avec O. et A., accompagnés par Manuela :

« C’était au mois d’août 2019, ils ne se connaissaient pas ils ont été tous les deux remis dehors par l’ASE à quelques jours d’intervalles, juste avant la rentrée des cours, à quelques mois de leur 18 ans. Un coup de massue sur la tête. Ils se retrouvent en deux jours à devoir tout vider, et à la rue. Et le départ d’un top chrono infernal pour une belle course contre la montre, O. que je ne connaissais pas, à un mois et demi de ses 18 ans. Il fallait un hébergement pour chacun, un CV, une formation (mais quoi ?), un patron un contrat, et tous les rdv papiers, juridiques, domiciliation, tenter le contrat jeune majeur, l’autorisation de travail, banque, etc… bref, immense pression et très peu de temps pour faire une montagne de démarches, alors que les  garçons étaient entièrement dévastés, écroulés… et ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Et surtout l’angoisse terrible, est-ce qu’on va y arriver ?

Sur un an et demi à les faire héberger dans des dizaines de lieux différents, ils ont passé huit mois ensemble, colocs de galère devenus inséparables.

Désormais, A. a sa carte de séjour, on attend le récépissé d’Oumar. Et ils ont emménagé fin février ensemble dans leur premier petit appartement À EUX !  Grâce au soutien et l’accompagnement de La Casa ils ont pu louer leur studio. Enfin chez eux après avoir tellement bougé, épuisés de toute cette bataille et des angoisses, de trimballer leur sacs à droite à gauche sans jamais avoir la tête sereine… Voilà, ils vont pouvoir enfin se poser pour finir plus au calme leur deuxième année de CAP et leurs examens. On leur souhaite une belle nouvelle vie indépendants ! »


Il serait impossible de faire une liste exhaustive des actions et initiatives des membres de la Casa, mais nous n’oublions pas que cette énergie est aussi rendue possible par les donateurs qui nous soutiennent, sans qui nous n’aurions pas le luxe inouï de pouvoir répondre positivement à des besoins qui sont impératifs pour les premiers concernés, comme l’envoi de documents d’identité, mais dont le coût est difficilement soutenable pour des structures associatives.


Nous sommes déterminé·e·s à maintenir le cap, malgré la situation sanitaire et politique, malgré les obstacles qui continuent de se multiplier pour les exilé·e·s et les bénévoles, malgré la violence latente, les attaques répétées contre les initiatives visant à l’hospitalité et à la protection de toutes et tous.


On vit, on résiste comme on peut, on s’aime, on emmerde les cons.

From Casa with love.