Habiter la métropole. Des existences fragiles

« Il s’agit alors d’être attentifs au surgissement de ce que nous appelons des communaux, des pratiques qui constituent des communs en chantier, où l’entraide, les formes de coopération permettent de tisser la cartographie de formes à chaque fois singulières d’associations et des alliances »

Il faudrait donc tendre l’oreille, se pencher vers ce marmonnement du monde, tâcher d’apercevoir tant d’images qui n’ont jamais été poésie, tant de fantasmes qui n’ont jamais atteint les couleurs de l’état de veille. Mais sans doute est-ce là tâche doublement impossible : puisqu’elle nous mettrait en demeure de reconstituer la poussière de ces douleurs concrètes, de ces paroles insensées que rien n’amarre au temps ; et puisque surtout ces douleurs et ces paroles n’existent et ne sont données à elles-mêmes et aux autres que dans le geste du partage (…).

Michel Foucault

Des existences

« Où trouver en soi-même les ressources pour légitimer tel ou tel mode d’existence singulier ? Comment rendre les existences plus réelles ? Peut-être les existences doivent-elles en passer par d’autres existences pour se poser elles-mêmes ou se consolider, et inversement. On n’existe pas par soi ; on n’existe réellement que de faire exister autre chose. Toute existence a besoin d’intensificateurs pour accroître sa réalité ». (David Lapoujade, Les existences moindres).

Dire qu’exister c’est faire exister ce qui en retour nous fait exister c’est aller à l’encontre de ce que sous-tendent d’autres gestes, ceux qui constituent le « fait » institutionnel dans sa production d’identités et son long cortège de formes sociales fondées dans la division : assignation et distribution de places, séparation de l’expérience des uns et des autres, hiérarchisation… Ou autrement dit, reproduction d’un ordre au détriment des singularités. Et au bout, l’institution du droit à la négligence. Et pourtant, des gestes peuvent surgir qui destituent l’évidence de la reproduction de l’institution. Et alors d’autres formes de relation se réinventent.

Métropole

Appelons la métropole l’espace de composition d’une totalité administrée vouée à la valorisation marchande. Qu’aujourd’hui les flux et réseaux qui recouvrent le monde prétendent remplacer les vieilles institutions verticales de gestion du « social » n’y change rien : conjugaison d’une démente circulation avec la fixité des divisions. Plus que jamais des intégrés et des désintégrés. Qui peut faire mine d’ignorer que la mise en mouvement incessante au sein de la smart-City cohabite parfaitement avec l’immobilité des camps de réfugiés dans l’attente d’un énième démantèlement, avec des lieux d’enfermement pour des étrangers pauvres, avec les corps clochardisés posés à même les trottoirs de la rue, avec des espaces de relégation enclavés dans des banlieues rapiécées, avec la solitude d’une foule d’errants hallucinés ? D’un côté le culte d’individus mobilisés, branchés, de l’autre la fabrique incessante de nouveaux gueux. Nous avons tous en nous un devenir rebut qui n’est que l’autre nom de notre inadaptation à l’ordre métropolitain de flux, de contrôle et de marchandisation. Nous le revendiquons.

Notre devenir inadaptés : des migrants en errance et leurs mondes égarés qui nous interrogent sur l’existence de notre propre monde. Et sur ce qu’il en est de nos propres déambulations. Et alors peuvent surgir d’innombrables constellations de solidarité qui fabriquent des rencontres pour faire surgir de nouveaux mondes. Des personnes en souffrance qui se retrouvent dans les zones grises des institutions de la psychiatrie en cours d’effondrement. Et alors surgit une trame de lieux, des gestes d’accueil et le partage d’expériences inattendues. Des malades captifs des dispositifs médicaux qui nous rappellent le temps singulier de la transformation des corps. Et alors nous pouvons interroger les délires de la santé et ses performances. Enfin, des lieux réinventés qui échappent aux parcours balisés par la labellisation marchande de l’espace, et alors devient à nouveau possible de fragmenter et habiter la métropole.

Entendons-nous : plaider pour le réel des existences c’est le faire pour les manières de co-exister.  Comment ne pas affronter l’obsession de demeurer dans ce qui est déjà (je suis ceci ou cela), cernés par des savoirs qui opèrent la distributions des existences à partir des identités ? Mais alors, comment ces nouvelles formes de vie qui font monde pourraient-elles ne pas destituer l’ordre qui en dénie la possibilité ? La question qui nous importe ici est la suivante : comment faire vivre des zones formatives de l’expérience qui sont aussi celles de nos interdépendances?

Des existences fragiles

Nous avons ouvert un chantier collectif que nous avons voulu appeler Habiter la métropole. Des existences fragiles. Il se compose d’enquêtes, de moments de rencontres où nous mettons en partage des expérimentations, des manières de nous réapproprier des rapports singuliers à nos milieux, de dés-administrer l’espace et les relations qui s’y déploient pour en faire émerger des lieux.

Il s’agit d’être attentifs au surgissement de ce que nous appelons des communaux, des pratiques qui constituent des communs en chantier, où l’entraide, les formes de coopération permettent de tisser la cartographie de formes à chaque fois singulières d’associations et d’alliances.

Création de situations pour retrouver à nouveau des formes de la vie commune. Mais alors : comment faire tenir ces expériences collectives, comment en rendre possible leur transmission, comment les associer à d’autres expérimentations ?

Les rencontres que nous proposons rassemblent des gens qui animent des groupes d’entraide mutuelle qui se situent au bord de l’institution psychiatrique, d’autres qui inventent de nouvelles manières d’accompagner des enfants et des familles en difficulté ou qui participent à des réseaux de lutte et de solidarité avec des migrants, des collectifs de malades, des botanistes et créateurs de jardins partagés, des soignants, des travailleurs sociaux, des architectes, des juristes… Le but est de prêter une attention commune à l’émergence de ces processus d’expérimentation, d’en partager les contextes d’adversité, de se lier, s’allier pour constituer la cartographie des coalescences entre ces communaux en chantier.

Ce travail collectif, dans des moments d’étape, fera l’objet de rencontres publiques qui doivent nous permettre de nourrir la trame d’une cartographie communale. Ou pour le dire autrement, tout simplement, la possibilité d’accroître notre expérience.