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Les Communaux. Consuetudo legis nostrae

Commune, communalisme, le commun, «faire commune»… Entretien avec Josep Rafanell i Orra par Laurent Jeanpierre

Laurent Jeanpierre –Tu insistes beaucoup sur la transversalité des échanges entre pratiques au sein des Communaux. Des liaisons non évidentes ou non apparentes entre expériences collectives ont été révélées par les Communaux comme la contribution des jardins ouvriers d’Aubervilliers, non seulement au bien-être ou à l’alimentation de leurs usagers et de leur voisinage, mais au soin de personnes en difficulté psychiatrique ou à l’accueil des demandeurs d’asile. Il faut se demander pourquoi cette transversalité est devenue une nécessité pour la politique non gouvernementale en même temps qu’un horizon pour le projet communiste ou plutôt néo-communiste. L’une des raisons de ce fait vient certainement de la division du monde social en sphères d’activité distinctes et relativement autonomes. Les problématiques du soin, de l’éducation, de l’asile, de la nourriture, de l’architecture sont à la fois liées et étrangères les unes aux autres. Le travail, la production, ne sont plus — s’ils l’ont jamais été — le carrefour fédérateur à partir de quoi se déterminent les subjectivités et les pratiques quotidiennes. Mais il y a plus, peut-être : il y a ce que tu appelles, dans certains de tes textes, la fragmentation, sur laquelle j’aimerais que tu reviennes : fragmentation des luttes, bien entendu, si l’on veut, même si ce n’est pas en ce sens que tu emploies le terme, mais surtout séparation de plus en plus grande entre les individus — c’est le ressort des difficultés de plus en plus patentes à faire collectif. Fragmentation, en somme, comprise comme une distanciation avant l’heure de la distanciation que nous vivons encore en ce moment même : une atomisation sur laquelle tu viens aussi de revenir et qui est souvent plus flagrante en milieu métropolitain. Mais fragmentation, aussi, comme point de butée à toute totalisation, économique ou étatique, comme assomption d’une irréductibilité de certaines vies, de certains mondes, à ces processus de totalisation et d’abrasion. Est-ce pour toutes ces raisons, dont beaucoup viennent de la longue durée des rapports sociaux, que s’imposerait aujourd’hui, dans la résistance aux effets du capitalisme, l’impératif de transversalité ?

Josep Rafanell i Orra – D’abord sur la question de la transversalité. La transversalité doit exister dans le même mouvement que celui de la fragmentation. C’est, de fait, un seul et même processus d’agencement. Des « mauvaises » fragmentations existent : depuis les maffias au sein du pouvoir jusqu’à celles qui vivotent dans un quelconque espace de relégation sociale, avec leurs formes microfascistes adossées à la recherche frénétique de la valeur. Pas de fragmentation sans des formes associatives. Mais dans le monde tel qu’il est, la première est la condition des secondes. Voilà le postulat que je voudrais proposer. Il ne peut y avoir à mon sens des nouvelles formes de coopération, d’entraide sans des profonds mouvements de dé-totalisation du monde de la marchandise dont l’État est le supplétif. D’autant plus que le pastoralisme étatique, qui se justifiait d’un contrat social ayant pour revers la subordination aux institutions de gouvernement, est en train de s’effondrer partout, y compris dans les pays avec les plus solides traditions d’État providence.

La transversalité n’est pas un mouvement qui va d’un point à un autre. Il ne s’agit pas de « traverser » mais de lutter contre la verticalité des structures hiérarchiques en suscitant, chemin faisant, des influences mutuelles entre des expériences. Lorsque des situations différentes rentrent en contact, en résonance, on peut créer les occasions de rencontres qui modifient la consistance interne d’une expérience (y compris de l’expérience institutionnelle, soyons optimistes !). La transversalité met au travail la production de versions à l’encontre des logiques de l’interprétation qui fonctionnent généralement par thèmes, des « idées fixes » des savoirs institués, supposés dire le vrai, partout, en toute indifférence à la singularité des situations.

C’est donc d’un travail de processualisation dont il s’agit, si on reprend un motif cher à Guattari, pour sortir des univers autoréférentiels « bornés » par des savoirs déjà fondés (on ne peut pas interpréter sans un savoir qui précédé l’expérience). On peut le dire autrement : les termes ne préexistent pas à leur relation possible. Ou mieux encore : les termes d’une relation appartiennent à la relation. C’est pour cette raison que j’aime à considérer le geste thérapeutique non pas comme l’adresse à un sujet, mais comme le soin que l’on porte à des relations situées, et dont le thérapeute fait partie. À ses risques et périls. Le « patient » en tant que tel n’existe pas avant sa rencontre avec le thérapeute. C’est ainsi que des savoirs cliniques peuvent se dégager de la gangue du déjà fondé et qui les rend captifs d’une anxieuse vérification. Isabelle Stengers dans La volonté de faire science disait : la thérapeutique est une technique opératoire où le technicien est pris, comme le patient, dans des mouvements mutuels d’influence. La thérapeutique est production de différence : elle fait différer des modes relationnels. Le reste, à mon sens, c’est de l’idéologie masquée en métapsychologie.

Déplaçons-nous à nouveau dans le terrain que nous partageons au sein des Communaux. Quel intérêt peut avoir l’hospitalité à l’égard des migrants, des fous, au-delà de son aspect compassionnel ? (Et c’est précieux). Ce qui nous intéresse, c’est aussi le refus de l’assignation à un statut de migrant, d’exilé, de fou, avec ses places identifiées. L’intérêt c’est que l’hôte, dans son acception française tout au moins, est autant celui qui accueille que celui qui est accueilli. Rappelons avec Ivan Illich (L’origine chrétienne des services)que l’hospitalité aura dégénéré historiquement en hospitalisme. Hospitalité, dans son étymologie, n’est pas loin de la notion d’hostilité. On n’est jamais loin de la frayeur devant l’étranger. Ce qui nous intéresse ici c’est que le migrant, le fou, dans leur étrangeté, sont autant de vecteurs de passages qui redessinent le paysage du monde dans lequel nous vivons. C’est même par les yeux de l’étranger que nous pouvons voir « notre » monde.

Prenons un « cas ». Un « squat » à Ivry où habitent plusieurs dizaines de migrants, dont des jeunes exilés, ancien entrepôt d’une entreprise chinoise abandonnée à la suite des contrôles des douanes. Un contexte ignoble d’expulsions de campements d’exilés en série. Premier confinement avec des espaces urbains désertés. Quelques personnes liées à des collectifs de soutien aux migrants lancent un appel à des hébergements solidaires. Des dizaines de migrants sont accueillis dans des appartements vides à la suite de l’exode urbain. Fin du premier confinement. Relatif retour à la normale. C’est là que naît l’initiative d’occuper un lieu porté par des collectifs et des réseaux amicaux. Les Communaux s’est intéressé à cette initiative qui porte avec elle une constellation de liens avec d’autres initiatives de solidarités et des luttes. Notre implication, parmi d’autres, aura contribué à agencer des nouveaux liens, des nouvelles coopérations qui se déploient au travers des pratiques d’écologie urbaines, des dispositifs d’accueil de personnes en souffrance, des initiatives d’enseignants universitaires qui accompagnent des exilés, des collectifs d’assistantes familiales et des psy de l’ASE de la Seine-Saint-Denis qui apportent de la nourriture et qui rencontrent des exilés qui habitent le squat, puis des tiers-lieux, des théâtres qui proposent de les accueillir, de les accompagner, de les « parrainer »… Puis un jour émerge, de la part de ceux qui se sont investis dans ce squat, l’idée de tisser des liens avec un EPADH qui jouxte le squat pour cultiver des espaces verts de l’établissement et les vouer à des formes de maraîchage. Et encore, l’idée de créer une conserverie à partir de la récupération de nourriture, ce qui nous conforte dans le projet de création d’une « mutuelle sauvage » pour soutenir des processus comme celui-ci, ayant une base coopérative. D’autres collectifs se sont joints à cette initiative pour proposer leur savoir-faire… Et ainsi de suite. Tout ceci redessine un nouveau paysage. Tout ceci préfigure de nouvelles puissances ingouvernables.

Pieter Bruegel l’Ancien, La Chute des anges rebelles (1562)
Pieter Bruegel l’Ancien, « La Chute des anges rebelles » (1562), Musées royaux de Belgique.

Laurent Jeanpierre – Un point décisif ici me semble tenir à la différence entre ce que fait cet impératif de transversalité — au sens de ce qu’il produit — par différence avec les mots d’ordre politiques (et presque politiciens) habituels de « convergence des luttes » ou par rapport au fantasme — qui ressurgit toujours en période électorale nationale — de fabrication d’une nouvelle hégémonie par synthèse des programmes ou par recherche d’un signifiant-maître unificateur. Je me souviens d’une camarade qui s’écriait en riant lors d’une réunion des Communaux : « Tout le monde déteste la convergence ». N’y a-t-il pas, avec ces différences, des manières irréconciliables de concevoir la politique (à gauche) ou une politique de gauche ?

Josep Rafanell i Orra – Revenons à la question de la fragmentation. Il s’agit de procéder par bricolage. Bricolage, débrouille, rupture avec ou altération des espaces institutionnels mais aussi préfigurations communalistes. Ce qui est redoutable avec les programmes gauchistes (et désormais on peut aussi parler du recyclage du gauchisme dans le communalisme), c’est qu’ils opèrent par identification préalable de sujets sociaux comme si ceux-ci, au-delà de leur statut de victimes (de l’exploitation, du racisme, du sexisme, etc…), devaient être toujours et encore émancipés. Comme s’il fallait l’appel de nouveaux éclaireurs pour les faire « converger ». C’est cela les bergers de gauche, bien sûr. Même « autonomes ». C’est oublier que ce qui est consubstantiel à la gauche c’est la poursuite de la coïncidence entre cette chose qui devrait rester indéfinie, et que pourtant ils s’acharnent à définir, le « peuple », avec le gouvernement. Dès que l’on commence à définir le peuple, c’est que l’on veut le gouverner. Même si cela passe par la chimère d’un autogouvernement et de toute la machinerie d’auto-identification spéculaire qui va avec. On va alors en appeler à des abstractions comme les « femmes », les « étrangers », les « jeunes des quartiers », les « racisés », les « fonctionnaires », les « ouvriers », et que sais-je encore, pourvu que ce soit des sujets supposés assujettis. Ou des sujets parce que assujettis… Bonjour l’asphyxie ! Bonjour l’ambiance dans les assemblées rassemblant ces sujets et leurs identités rivales ! Et alors, face à l’étouffement des assujettis entre eux, intersectionnellement assujettis, on convoque fantasmatiquement l’espoir des soulèvements. Mais alors, lorsque ceux-ci arrivent, les gauchistes restent tétanisés car la composition des soulèvements est inintelligible au regard des catégories convoquées. Et en plus c’est souvent violent. En tout cas toujours prématuré, immature ou irresponsable ou menaçant la fameuse convergence des luttes du « plus grand nombre », etc… Et ainsi va le monde des gauchistes et des autonomes possédés par des idées…

Laurent Jeanpierre –Plusieurs des expériences qui se réfléchissent et se transforment dans les Communaux entretiennent, comme nous tous en réalité, des relations avec les institutions publiques et souvent avec l’État. Comment définir ce rapport singulier à l’État qui tente de ménager un nouvel espace situé à la fois, comme je t’ai entendu le dire en réunion, dans les institutions et en dehors des institutions ? De cette manière, tu parles d’une double détermination du commun par rapport au public : en hériter, d’un côté, et l’altérer, de l’autre. Et comment situer cette position, très liée selon moi à la configuration étatique française (ou européenne) au demeurant, par rapport aux utopies d’une démocratisation radicale des services publics et de leurs transformations en commun(s) ? Une école, une santé, un urbanisme, une production d’énergie ou d’aliments pour toutes et tous et par toutes et tous, mais en s’appuyant de ce qui reste de l’État dans ces domaines, plutôt qu’en s’en affranchissant intégralement, comme nous y invite au fond le néolibéralisme ordinaire : ne serait-ce pas, en définitive, cela l’utopie réaliste et anticapitaliste de notre temps ? Et quelle serait dès lors la contribution des Communaux, ou d’une fédération de communaux, à un tel scénario ou à une telle figuration du communisme ?

Josep Rafanell i Orra – C’est dans ce sens qu’il faut encore et encore parler d’agencements entre ruptures et transitions. Et cela concerne aussi les institutions. Il nous faut nous réapproprier nos manières de faire exister des expériences communes, des formes de transmission. Comment ignorer alors ce que nous appelons les « services publics » ? Soit pour saboter frontalement les institutions, soit, parfois pour les altérer… A propos des services publics, je voudrais ajouter un mot. Il y a en leur sein une sorte de fantôme : celui de l’évidence indépassable de la chaine du commandement. Les « agents » des services publics ne se rendent pas compte qu’ils sont déjà autonomes, qu’ils partagent des valeurs communes, qu’ils ont leur propre sens du devoir sans l’injonction de leurs supérieurs, qu’ils prennent soin des vulnérabilités, qu’ils déploient des formes de coopération sans ordre donné par des chefs hiérarchiques, et même plutôt souvent contre ceux-ci. Ceci est déjà opératoire au sein de nombreux services publics.

Je disais ailleurs que les insurrections arrivent et passent alors que les révolutions insistent. Il faut que, dans les actualisations révolutionnaires, nous soyons armées. Et ces armes (comment l’imaginer aujourd’hui autrement ?) sont celles de la démobilisation, de la démission, du débranchement. Mais aussi, positivement, celles de la création, des amitiés et une culture de l’attention. Nous sommes capables de nouveaux devoirs. Cela pose alors la question de la production de normes, de nouvelles valeurs. Lorsqu’on parle des figurations du communisme, j’aime beaucoup cette expression, nous ne pouvons pas passer à côté de la question des valeurs partagées.

À ce propos, dans un autre registre, Pierre Macherey, dans un texte important que j’aime me rappeler (Pour une histoire naturelle des normes), nous dit : le problème avec les normes c’est de les adosser au « grand mythe des origines ». Le problème c’est de rapporter les normes à la loi elle-même « en constituant celle-ci comme une essence inaltérable et séparée : comme si la norme avait une valeur en soi, pouvant être mesurée au prix d’une interprétation, comme si la vérité se tenait en deçà de ses effets, ceux-ci ne jouant à son égard que le rôle des symptômes ».

Ce qui caractérise les normes, c’est leur productivité et leur immanence. C’est le rapport d’appartenance à la communauté singulière et non pas à une communauté humaine générique qui permet de considérer la norme comme le lieu d’effectuation du transindividuel. J’ajouterai : comme le lieu de la production de morales immanentes à la communauté mais à condition que celle-ci maintienne ouvertes des voies vers le dehors qui empêchent les subjectivations autoréférentielles. Pour cela il faut que la communauté soit toujours contrainte par d’autres agencements que ceux qui la font consister en apparence, et seulement en apparence, en tant qu’identité. La norme est ainsi le lieu de production d’une sédimentation de « valeurs » en perpétuelle transformation. Elle est le lieu aussi de la transmission. Et contre les valeurs de prédation, les formations sociales paranoïaques hantées par la crainte de l’intrusion, quelles autres armes que l’entraide et la réciprocité ? Quoi d’étonnant que nous trouvions dans la coopération la joie de ne pas être condamnés à être nous-mêmes, à pouvoir devenir autre chose que ce que nous sommes déjà ? Cette coopération est déjà une conspiration.

Et si la valeur de la conspiration est ce qu’il y a de plus vivant dans l’histoire réalisée du communisme, contre son idéologie, c’est que celle-ci réunit en elle le combat et l’amitié. Mais cette conspiration est aussi conjuration sans fin : il faut conjurer les formes déjà-là et celles à venir des machines à gouverner. Le reste, c’est-à-dire, le formalisme organisationnel communal, voir son indispensable fédéralisme, si l’on reprend les vieux mots communards, viendra de surcroit. Chaque géographie physique et existentielle, terrestre ou céleste, a ses histoires et ses héritages qui configurent des sensibilités communes et des manières d’habiter des territoires vécus.

J’aimerais finir avec les mots d’un philosophe espagnol, un ancêtre qui m’était méconnu. Je parle d’Agustín García Calvo, que j’ai déjà évoqué, et qui proposait en 1977 dans sa conclusion de Qu’est-ce que l’État, de se défaire de la réalité idéologique de celui-ci tout autant que des téléologies révolutionnaires. Ceci commençait ainsi :

« Pour notre part (et je ne sais pas de qui je parle)… ».

Pour poursuivre ensuite :

« (…) reconnaissant le caractère réel de l’idéalité de l’État qui vit en nous, nous nous étions mis à le décrire et à tenter de révéler sa définition et ses conditions, au cas où, au lieu de finir réduit à n’être qu’un nouvel élément de la Culture et qu’un nouvel apport à la somme de l’Idéologie, cela pouvait servir d’aventure à démonter d’une façon ou d’une autre, en le dévoilant un peu trop, l’appareil idéologique de l’État, part nécessaire de sa Réalité. Mais que cela puisse avoir lieu d’une façon ou d’une autre, ou plus d’une façon que de l’autre, bien entendu nous ne le savons pas et personne ne peut l’assurer : on verra bien ce que ça dit, comme disent les gens ; laissons-le donc dire, autrement dit, faire ce qui se peut. » (Nous soulignons).

On laissera à d’autres les usines à gaz d’un monde postrévolutionnaire (communaliste, municipaliste, ou ce que l’on voudra). Nous restons pour l’instant attachés (« et je ne sais pas de qui je parle ») à nos réalités en train de se faire contre le réel de l’État dans ses noces monstrueuses avec le capitalisme.

Les Lilas-Pantin, solstice d’été 2021.