Du reste, les philosophes ne m’intéressent pas, je ne cherche que des sages.
Alexandre Kojève, mai 1968
Junius Frey
Préface du livre de Yuk Hui,
La question de la technique en Chine,
Divergences, 2021.
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Le contexte
Posons, pour commencer, le décor. Le décor historique, sinon historial. La Chine, donc, s’est réveillée. Et comme prévu, le monde tremble. La cellule prospective de la Deutsche Bank, avisant ses traders de clients, anticipe pour les décennies à venir une « guerre froide entre les États-Unis et la Chine » au terme de laquelle « vont émerger deux blocs à demi gelés » séparés par un « Tech Wall » (The age of disorder, septembre 2020). Le monde se partagerait ainsi : d’un côté le cadre hérité de la globalisation, sous hégémonie américaine à tous points de vue, tant monétaire que militaire, technologique que culturel, de l’autre les « nouvelles routes de la soie » — la « belt and road initiative » — qui va de la mise au pas définitive du Xinjiang au rachat du Pirée ou de fleurons de la technologie allemande, de la diplomatie du masque en Algérie à l’établissement d’une base militaire chinoise à Djibouti, du soutien aux régimes menacés par la rue (Syrie, Thaïlande ou Birmanie) à une politique d’influence omnilatérale ne boudant ni l’Amérique du Sud ni l’Afrique ou le Moyen Orient. Entre les deux, des stratégies de containment et de provocation, de débauchage et de pressions de toutes natures, mille micro-batailles sans apparence et une fixation progressive des allégeances pays par pays, parti par parti, entreprise par entreprise. Deng Xiaoping recommandait de « cacher son éclat et attendre son heure ». L’heure est manifestement venue ; elle est même largement dépassée. En témoigne suffisamment le degré d’explicitation intellectuelle de la proposition géopolitique chinoise. Jiang Shigong, interprète officiel de la « pensée Xi Jinping », commentateur et apôtre de l’œuvre de Carl Schmitt en Chine, théoricien de l’annexion de Hong Kong, ne se contente pas de poser que « l’ordre mondial a toujours fonctionné d’après une logique d’empire » malgré la parenthèse de l’ordre westphalien ou d’interpréter l’Histoire comme histoire de la lutte entre empires maritimes et empires continentaux. Il constate surtout que le modèle du présent « empire mondial 1.0 » — que la dénomination est cruelle ! — formé par la civilisation chrétienne occidentale et accompli par les États-Unis se trouve face à trois problèmes insolubles : « l’accroissement sans fin des inégalités dues à l’économie libérale ; la faillite des États, le déclin politique et la gouvernance inefficace causée par le libéralisme politique ; et la décadence et le nihilisme créés par le libéralisme culturel ». Il conclut ainsi son Empire et ordre mondial (2020) : « Nous vivons un âge de chaos, de conflit, de changement massif où l’empire mondial 1.0 est sur le déclin et va vers l’effondrement, alors que nous ne parvenons pas encore à imaginer l’empire mondial 2.0 […] La civilisation qui sera apte à procurer de véritables solutions aux trois grands problèmes auxquels fait face l’empire mondial 1.0 fournira aussi le programme de l’empire mondial 2.0. En tant que grande puissance qui doit regarder au-delà de ses propres frontières, la Chine doit réfléchir à son propre futur, car l’important de sa mission n’est pas seulement de faire revivre sa culture traditionnelle. La Chine doit aussi absorber patiemment les capacités et les réalisations de l’humanité tout entière, et en particulier celles employées par la civilisation occidentale pour construire l’empire mondial. C’est seulement sur cette base que nous pouvons envisager la reconstruction de la civilisation chinoise et la reconstruction de l’ordre mondial comme un tout se renforçant mutuellement ». Voilà qui a le mérite d’être dit sans trop de détours.
Bien évidemment, quiconque s’est un peu renseigné auprès de camarades chinois sur la réalité de la Chine contemporaine sait que la mise en scène d’un État pyramidal parfaitement unifié autour d’un Parti étendant ses tentacules de la cellule de quartier jusqu’à son organe consultatif suprême, où un contrôle absolu des communications et un système technologique de surveillance généralisée alliés à une répression impitoyable auraient fini par abolir jusqu’à l’idée même de dissidence n’est qu’un article de propagande. Le succès de ce cliché tient seulement à ce qu’il met opportunément d’accord l’État chinois avec ses détracteurs « libéraux », tous deux ayant intérêt à exagérer son degré de perfection — qui en vue de dissuader toute rébellion chez ses citoyens, qui en vue d’en susciter une défiance horrifiée. La réalité du pouvoir chinois est bien plus fragmentée, bien plus bricolée, bien plus défaillante que cela. Le rapport entre verticalité bureaucratique et horizontalité « sociale », entre centralité et localité, bien plus opaque, informel, archaïque qu’affiché. La technologie dysfonctionne comme partout ailleurs, et les habitants du pays, même pris dans un processus de modernisation aussi grisant qu’absurde, aussi puissant qu’anomique, même engagés dans une mobilisation totale qui a les moyens de ses ambitions, ne sont pas plus dupes que le premier Européen venu des manœuvres du pouvoir, de la dévastation environnementale et de la rapacité capitaliste. Rien n’est plus précaire que le « mandat du Ciel ». Aussi, rien ne se défend plus férocement.
Mais ce qui nous importe à nous et qui constitue la nouveauté des quarante dernières années, c’est plutôt qu’au terme d’une confrontation dialectique de la pensée traditionnelle chinoise avec la pensée « occidentale » une génération de penseurs chinois a fini par nourrir un projet impérial pour le monde qui outrepasse largement le « socialisme à caractéristique chinoise » ou la « fusion du marxisme avec la culture chinoise traditionnelle » chers à Jiang Shigong. Tianxia — « Tout sous le même ciel » — est le nom de code commun pour ce projet. Le Tianxia est devenu une telle banalité que le Conseil d’information d’État peut proclamer tranquillement, dans un récent document, « l’initiative chinoise de développement de la coopération internationale trouve son origine dans la philosophie chinoise de la Grande Harmonie de “Tout Sous le Ciel […] avec comme valeur traditionnelle que « tout ce qui est sous le ciel est une grande famille et partage le même destin” ». En 2017, la dernière section du rapport du XIXe congrès du Parti communiste chinois commençait déjà par : « quand la Voie prévaut, le monde est partagé par tous » — « un idéal ultime qui encourage l’entièreté du Parti et le peuple de toute la nation », selon le commentaire légèrement enthousiaste de Jiang Shigong. Le Tianxia a ainsi une version martiale, schmittienne, et une autre plus mielleuse, plus consensuelle, quasi-sociale-démocrate — celle de Zhao Tingyang, par exemple. Et ces deux formulations s’opposent à peu près autant que les deux mâchoires d’une tenaille. Le mérite de Zhao Tingyang est, en l’assaisonnant suavement, de développer la proposition impériale jusqu’au bout. S’opposant à une histoire mondiale centrée sur celle du colonisateur européen, il avance le modèle du Tianxia élaboré par l’antique et mythique dynastie des Zhou comme idéal régulateur pour le monde contemporain. « Le concept de Tianxia a pour perspective l’avènement d’un système mondial dont le sujet politique serait le monde lui-même, un ordre de coexistence dont l’unité politique serait le monde dans sa totalité. […] Prendre le monde comme échelle de mesure pour l’interpréter comme un existant politique global, n’est autre que le principe selon lequel « il n’y a rien au-delà de Tianxia » […] Le système Tianxia n’est qu’inclusif et non exclusif. Il supprime l’idée même d’étranger et d’ennemi […] Tout pays ou zone qui n’a pas encore adhéré à l’ordre de coexistence propre au système Tianxia sera invité à le faire […] Tianxia, c’est un monde qui fusionne le monde naturel, psycho-social et politique. […] Le système d’inféociation dans le Tianxia de la dynastie des Zhou a instauré un « réseau terrestre » qui reliait le territoire du monde en un système réticulé avec une structure hiérarchisée […] Aussi, même si la hiérarchie contrevient aux valeurs d’égalité, elle reste tout de même nécessaire au bon fonctionnement des sociétés. Le système des valeurs a ses raisons, la réalité a les siennes. Concrètement, en tant que « réseau terrestre », le système Tianxia des Zhou possédait un royaume suzerain qui supervisait le monde […] L’État suzerain assurait la responsabilité du maintien de l’ordre public de l’ensemble du système […] La Chine est un pays qui possède en lui-même une structure de type Tianxia, soit l’idée du Tianxia réalisée dans un seul pays […] La globalisation créée par le développement à l’extrême de la modernité a en effet aspiré tous les hommes dans un jeu omniprésent et inextricable […] c’est un monde qui a échoué. La globalisation est apparemment le fossoyeur engendré par la modernité elle-même […] c’est un désastre certes, mais c’est aussi une opportunité pour créer de nouvelles règles du jeu. […] D’ailleurs, Dieu n’a pas dit que le Messie est la démocratie. […] les histoires de prophètes appartiennent aux prophètes et les histoires de la démocratie à la démocratie […] la vraie histoire du monde n’a pas encore commencé […] Ce qui connaîtra une fin, c’est l’ère moderne, non pas l’histoire. »
La question n’est pas de savoir quand le sceptre du monde passera effectivement entre les mains de la Chine. Ce qui importe, c’est de bien voir que la gouvernementalité chinoise sert d’ores et déjà de modèle aux formes occidentales d’exercice de la puissance. Elle a déjà gagné. Seule notre ignorance de ce qu’elle est réellement nous le masque encore. À l’évidence, ce sont l’ensemble des gouvernements du monde qui lorgnent avec envie sur la liberté de manœuvre du régime chinois. Il n’y a pas jusqu’au Conseil de Défense avec lequel Emmanuel Macron se plaît tant à régner qui ne soit une pâle imitation du Comité de Défense Nationale de Xi Jinping. Qui singe-t-on lorsque l’on étend simultanément le fichage de la population, le contrôle des réseaux sociaux, les prérogatives de la police, et que l’on dissuade la couverture des manifestations, décrites de toute façon comme un ramassis d’irresponsables ? Ou lorsque l’on se lance dans une croisade contre le « séparatisme » ? Cela ne rappelle rien à personne ces condamnations judiciaires pour corruption qui viennent sanctionner à intervalle régulier la perte de faveur de tel ou tel clan politique ? La façon même qu’a le bureaucrate occidental de se doubler de plus en plus souvent, désormais, d’un capitaliste ne fait que mimer une tradition chinoise millénaire. Plus fondamentalement, ce qui traduit l’hégémonie symbolique de la Chine, c’est que se répande partout un exercice du pouvoir fondé, en tout domaine, sur l’édiction centrale, opaque et apparemment neutre de normes plutôt que sur l’explicitation de la Loi. Cet empire des normes et du normal s’exprime éthiquement par l’habitude désormais universelle qu’ont nos contemporains de s’entre-évaluer, de s’entre-noter, de s’entre-surveiller, habitude qui rend superflu l’introduction d’un système centralisé tel que le Sesame Social Credit System. Sont donc évidemment chinois le Coronapass et les entraves mises au mouvement des mauvais citoyens, la mise au ban des dividus à risque. Est suprêmement chinoise la substitution en cours, de l’individu biologique produisant et consommant au sujet de droit. Est chinois en diable le secret qui se répand toujours plus autour de l’exercice du pouvoir réel, que ce soit au sommet des entreprises ou des États, tandis que s’impose aux « gens » une transparence croissante et toujours plus « coproduite » — la prolifération simultanée des cités interdites et des mouchards. La structuration invisible du réel par les algorithmes jointe à la mise en visibilité de chaque geste de la vie quotidienne, procède de la plus antique théorie chinoise de l’empire, non moins que l’endo-flicage que cela engendre. Ce n’est pas seulement l’empressement à déployer la 5G qui provient de Chine, mais aussi le projet de « civilisation écologique » high-tech qui sert à le justifier, et l’enrôlement moralisant des citoyens dans cette fiction. L’épidémie qui s’est propagée au monde depuis le cœur industriel du pays a seulement révélé combien la gouvernementalité chinoise formait d’ores et déjà le paradigme universel. La mobilisation totale dans la guerre à l’« ennemi invisible » déclarée par Xi Jinping a trouvé ses pathétiques ventriloques dans la plupart des dirigeants mondiaux. La folle expérience de confinement général imposée à la région de Wuhan — version radicalisée par le pouvoir chinois d’un mode de gestion sécuritaire des épidémies imaginé par l’antiterrorisme américain de l’époque de Dick Cheney — a aimanté la réponse mondiale à l’épidémie. C’est tout un système de défiance organisée de chacun envers tous, avec le masque comme symbole, qui s’est « spontanément » imposé partout, tout un ethos de la soumission résignée à la moindre norme extravagante qui s’est affirmé comme vertu civique sous prétexte de « solidarité ». C’est toute une naturalisation du fait gouvernemental qui s’est insinuée jour après jour au prétexte imparable d’enrayer la diffusion du virus. L’idée que gouverner, c’est suivre les aléas de la Nature et que le pouvoir se confond idéalement avec l’ordre des choses, enchantait déjà Quesnay au XVe siècle dans son éloge du despotisme de la Chine. À la fascination pour la politique chinoise a répondu, durant tout cet épisode, la consternation devant la politique américaine. On peut soutenir, avec les marxistes de Chuang, que « le Parti communiste chinois fonctionne comme une avant-garde pour la classe capitaliste globale » et que « ses expérimentations sont importantes précisément parce qu’elles se situent en première ligne de l’expansion du capital aujourd’hui, à la fois dans ses dimensions industrielles et financières, et sont adaptées à la confrontation avec les limites mêmes de l’accumulation à ses plus larges échelles » (Social Contagion).
Pour nous, nous nous en tenons à ce que nous écrivions, il y a vingt ans, dans le chapitre d’Introduction à la guerre civile consacré à l’Empire. Nous appuyant sur les écrits d’un « légiste » du IIIe siècle avant notre ère, Han Fei-Tse, nous tenions que « la domination impériale, telle que nous commençons à la reconnaître, peut être qualifiée de néo-taoïste » (Tiqqun 2). On sait que la première dissertation conservée de Mao Tse-Toung, à 19 ans, consistait en une apologie du cruel Shang Yang, le fondateur du « légisme » et qu’il ne s’est jamais départi de cet amour de jeunesse. Et en effet, il est difficile de ne pas voir dans la Révolution culturelle une application scrupuleuse de la fameuse maxime de Shang Yang : « Il faut toujours détruire ce que l’on a produit. […] Gouverner, c’est détruire : détruire les parasites, détruire ses propres forces, détruire l’ennemi. » On sera plus surpris de voir Xi Jinping se référer si régulièrement et si explicitement, désormais, au légisme, comme dans le « Document 9 » de 2013 portant sur « la situation dans la sphère idéologique » et adressé par le Comité central aux cadres du Parti communiste chinois. Xi Jinping y détaille « les sept indiscutables », version modernisée du discours des « cinq vermines » de Han Fei-Tse. Il énumère les tares qui nuisent à l’État en empêchant l’unification de la pensée, ce dont il est exclu que l’on débatte, soit : « les valeurs universelles, la liberté de la presse, la société civile, les droits civiques, les erreurs historiques du PCC, le capitalisme de connivence au sein du pouvoir et l’indépendance judiciaire. » Il faut croire que, pour un esprit modérément lucide, il était déjà assez évident en 2001, lorsqu’est paru Tiqqun 2, que l’Empire n’était pas tant américain que chinois. C’est ce que le cours des choses, depuis lors, s’est appliqué à confirmer — comme à peu près chaque ligne de ce chapitre d’Introduction à la guerre civile d’ailleurs.