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Les enfants ces anormaux… qui ne demandent qu’un peu de confiance

Contre l’enfance comme prétexte de l’enchaînement de représentations conduisant à l’âge adulte, les enfants nous disent la présence.

Les enfants, ces êtres qui sont là, font advenir le monde. Ils nous rappellent que nous sommes, non pas le fruit d’une perte irréparable (légendaire toute puissance enfantine qu’il aura fallu dompter), mais le devenir de coalescences et de coexistences entre les êtres et les choses

Josep Rafanell i Orra
Extrait de l’article. Version intégrale PDF en bas de page

« Cette protestation éternelle de Balthazar contre la loi qui fait que rien ne s’achève en soi, que tout nous enchaîne sans cesse ».

Czeslaw Milosz, Sur les bords de l’lssa, Paris, Gallimard, 1980.

«lis ne croient en rien et ils veulent savoir la vérité»

Andrzej Stasiuk. Taksim, Paris, Actes Sud, 2011.

Les enfants, la présence

« Nous sommes en train de parler en ce moment des soirs d’été à Knoxville, Tennessee, au temps où je vivais là, à mes yeux si bien déguisé en enfant »1.

C’est par ces premiers mots que James Agee prélude son dernier roman, Une mort dans la famille, par la voix de l’enfant Ruffus. La scène d’ouverture a lieu dans un quartier pavillonnaire de Knoxville, une petite ville du sud. Le massacre industrialisé de la Grande Guerre tourne à plein en Europe, cinquante ans à peine après les ravages de la Guerre de Sécession sur le sol américain. Le démocrate Thomas Woodrow Wilson promulgue des lois pour protéger les salaires de la classe ouvrière fordiste préparant par là l’expansion de l’American way of life et l’accordage triomphal entre l’État et le Capital. L’Amérique se constitue en puissance hyperbolique mais file déjà vers la Grande Dépression. Pour l’instant Knoxville n’est qu’une grande bourgade du sud où cohabitent noirs misérables, prolétaires blancs et petite classe moyenne au sein de laquelle se construit le storytelling démocratique2.

L’histoire simple qui se déroule en quelques jours débute à la tombée d’un soir où une famille de la petite classe moyenne blanche, père employé des postes et mère au foyer, se retrouve rassemblée dans le modeste jardin pavillonnaire. Il y a la proposition du père de Ruffus, d’aller voir un film de Charlot au cinéma (luxueuse entorse au frugal train-train quotidien). Suit la promenade du père et du fils jusqu’en haut de la colline qui domine la ville et d’où l’on perçoit les lumières dans la nuit. On y est témoins de la mélancolie de Jay, père et mari exemplaire, force tranquille, d’une probité reconnue par tous, qui semble s’interroger peut-être sur l’affaissement de l’amour qu’il éprouve pour sa femme. Nous sommes comme enveloppés par des affects-perceptions qui rendent si singulière la banalité de ce moment de partage silencieux, cet instant de suspension du temps où le corps du père et du fils semblent s’accorder dans le battement des cœurs mais aussi avec celui des étoiles, pendant que le silence s’installe (« et il regarda ce que son père regardait avec une attention si absorbée, les feuilles qui silencieusement respiraient et les étoiles qui battaient comme des cœurs »). Moment de confiance extatique du fils à l’égard du père et du monde qui se fond dans la nuit.

Le flambeau intransigeant du jugement divin, qui prétend usurper la place du père disparu s’obstinant à enfoncer dans l’esprit des enfants le sens de la perte qui ne fait pas encore sens

Puis, à nouveau dans la maison, tard dans la soirée et les enfants déjà endormis, survient l’appel de Ralph, le frère alcoolique de Jay qui s’alarme pour la santé de leur vieux père. Le voyage en voiture en pleine nuit et la traversée du Mississipi sur le bac. La rencontre entre les frères : reproches sournois de Ralph qui a encore trop bu, sa rancune à peine voilée, la veulerie insignifiante des rapports d’une fratrie quelconque. Le retour de Jay à la maison. L’accident de voiture, la mort de celui-ci. Et encore la veillée du mort, entre le fanatisme épiscopalien des uns, le doute des autres et la haine de Dieu de l’oncle Andrew. Il y aura le trouble de la famille rassemblée face à la manifestation du fantôme de Jay. Puis, le lendemain, l’irruption du révérend Jackson, portant le flambeau intransigeant du jugement divin, qui prétend usurper la place du père disparu s’obstinant à enfoncer dans l’esprit des enfants le sens de la perte qui ne fait pas encore sens.

Arrive enfin la cérémonie de l’enterrement. Et les lendemains, qui à peine amorcés… signent la fin sans dénouement du roman.

Dans ce récit il est question de foi, de croyants et d’incroyants… Mais surtout de confiance. Confiance dans la présence: celle que l’enfant Ruffus porte à la trame du monde malgré l’effondrement familial que suppose la mort du père. Confiance qui lui est radicalement refusée par le prêtre Jackson. Longue tradition narrative du curé, du pasteur, du pope, du psychanalyste qui s’instituent en fonction paternelle et qui abhorrent l’indétermination des enfants, l’irrégularité enfantine, l’enfant infondé, le danger de la dispersion et des lignes de fuite que les enfants empruntent. Les accordages entre celui-ci, nous et le monde3. Il y a toujours cet appel à la transcendance face à des enfants récalcitrants. Ainsi en va-t-il pour John et Pearl dans La nuit du chasseur de Davis Grubb, poursuivis par le révérend Harry Powell; pour le frère et la sœur dans le film Fanny et Alexander d’lngmar Bergman, résistant sourdement, avec l’aide de l’antiquaire juif, à l’Évêque devenu leur beau-père; pour Matache dans Les chardons du Baragan de Panaït Istrati, fuyant l’ordre des popes et des boyards à travers les plaines danubiennes; pour Sergueï Pankejeff, L’homme aux loups, prisonnier du divan de Sigmund Freud4. Ces enfants, ne sont-ils pas indifférents (pour l’instant) au devoir, à la dette, au pardon d’un Dieu justicier, au signifiant du Nom du Père, au tiers symbolique de la fonction paternelle, au manque et à la perte infinie? Ruffus résiste à la loi qui voudrait que ce soit la représentation d’un état qui gouverne le monde, et qu’elle ne puisse porter que sur des relations à des objets ou à des êtres déjà perdus. Qui voudrait que la représentation soit l’institution de ce qui est, héritant des décombres de ce qui fût. Contre les devenirs enfantins, fabriquer un état, l’enfance, par lequel l’absence doit s’instituer comme la plus haute présence.

Avec le culte du souvenir nous sommes captifs d’une unité irrémissiblement défaite (légendaire narcissisme primaire), d’une activité mémorielle pour reconstituer les failles passées de l’expérience

Une mort dans la famille, roman sur une famille, conjure le roman familial ((Comment ne pas loger une armée familiale de personnes dans le cœur de l’enfant (Narcisse Œdipe, père et mère et leurs fonctions supposées … ) se demande Gilles Deleuze ? « Il n’y a pas de moment où l’enfant n’est déjà plongé dans un milieu actuel qu’il parcourt, où les parents comme personnes jouent seulement le rôle d’ouvreurs, de connecteurs ou déconnecteurs de zones ». « Les parents sont toujours en position dans un monde qui ne dérive pas d’eux ». Gilles Deleuze, « Ce que les enfants disent », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 82.)) avec son cortège de futurs souvenirs qui peuplent avec leurs ruines ce que l’on appelle l’enfance. James Agee nous dit autre chose que la remémoration éplorée de ce qui fut. Il nous parle de la présence de ce qui est en train de devenir. On peut convoquer ici le contraste que proposent Deleuze et Guattari entre les blocs d’enfance et les souvenirs d’enfance5. Avec ces derniers on a affaire à un panthéon à usage personnel, à une patrimonialisation intime du passé qui conduit à une quête de réparation de ce qui fut (« Ah, que n’ai-je pas été plus aimé ! ». « J’ai été exclu du secret! ». « Je n’ai jamais su pourquoi, ils préféraient ma sœur… »). Avec le culte du souvenir nous sommes captifs d’une unité irrémissiblement défaite (légendaire narcissisme primaire), d’une activité mémorielle pour reconstituer les failles passées de l’expérience6. Au mieux la nostalgie, au pire la perte et le ressassement du manque, la plainte, l’amertume ou le ressentiment qui proviennent du fait que les êtres ne sont que ce qu’ils sont.

Il en va autrement avec les blocs d’enfance où il est question d’agglomérats de perceptions, de fragments du monde qui s’assemblent par voisinage. Ils sont le résultat d’une contamination entre les êtres, entre les êtres et les choses : hétérogenèse surgissant des relations et leurs devenirs incertains. Des milieux. C’est dans le milieu des relations que l’enfant déambule et nous entraine avec lui : « “un” enfant coexiste avec nous, dans une zone de voisinage ou un bloc de devenir, sur une ligne de déterritorialisation qui nous emporte tous deux, — contrairement à l’enfant que nous avons été, dont nous nous souvenons ou que nous fantasmons, l’enfant molaire dont l’adulte est l’avenir »7.

  1. James Agee, Une mort dans la famille, Paris, Christian Bourgois, 2011. []
  2. Qui nourrira plus tard, dans les contrées nordistes le film, La vie est belle de Frank Capra : un homme ordinaire (James Steward) peut dire encore que tout le monde a le droit d’être heureux et agir héroïquement, entouré de sa femme et ses enfants admiratifs, pour le bien de la communauté contre le véreux spéculateur capitaliste. []
  3. Daniel Stern, dans son approche des expériences les plus précoces du petit enfant d’homme, nous invite à saisir son « sentiment de soi» en devenir dans la logique situationnelle d’une coappartenance à l’expérience relationnelle. Et c’est par les accordages actifs entre l’enfant, d’autres êtres et les choses, dans un monde situé, que s’instaure une expérience commune. On pourra dire que cette démarche épistémologique guidée par« l’empathie sensitive », n’est rien d’autre qu’une éthologie des relations. Daniel Stern, Le Monde interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et développementale, Paris, PUF, 1999. []
  4. « Ce jour-là l’Homme aux loups descendit du divan, particulièrement fatigué. Il savait que Freud avait un génie, de frôler la vérité et de passer à côté, puis de combler le vide avec des associations. Il savait que Freud ne connaissait rien aux loups, aux anus non plus d’ailleurs. Freud comprenait seulement ce qu’était qu’un chien et la queue d’un chien. Ça ne suffisait pas, ça ne suffisait pas. L’Homme aux loups savait que Freud le déclarait bientôt guéri, mais il n’en était rien, et qu’il continuerait à être traité par Ruth, par Lacan, par Leclaire ». Gilles Deleuze et Félix Guattari, « 1914. Un ou plusieurs loups», in Capitalisme et schizophrénie, tome 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 38-39. []
  5. Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Devenir-intense, devenir-animal, devenir imperceptible », in Capitalisme et schizophrénie, tome 2, Mille plateaux, op. cit. []
  6. Un des reproches que Deleuze fait à la psychanalyse c’est de lier l’inconscient à la mémoire, ce qui va de pair avec le désintérêt de celle-ci pour les déambulations des enfants dans des milieux : « conception mémorielle, commémorative ou monumentale, qui porte sur des personnes ou des objets, les milieux n’étant que des terrains capables de les conserver, de les identifier, de les authentifier ». Gilles Deleuze, « Ce que les enfants disent», art. cit., p. 83. []
  7. Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Devenir-intense, devenir-animal, devenir imperceptible », art. cit., p. 360 []