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Esquisse d’une doctrine de politique communiste

Si la course économique et technologique actuelle va droit dans le mur, alors il faut admettre que faire un pas en arrière pourrait signifier prendre plusieurs coups d’avance. Déserter le jeu toujours-déjà condamné des puissances pourrait inaugurer une nouvelle partie

L’intrigue

Yuk Hui est ingénieur et penseur. La chose est assez rare pour être soulignée. Ce n’est pas d’un ingénieur, en règle générale, que l’on attend qu’il questionne les catégories en vigueur, ou qu’il reste fidèle à son ingenium, à son génie propre. Yuk lit aussi couramment Schelling en allemand qu’il programme en C++. Il est aussi familier de Heidegger que du Yi King, de la philosophie grecque que du nouveau confucianisme ou de l’école de Kyoto. Ils sont peu nombreux, en ce monde, ceux qui pratiquent la métaphysique aristotélicienne avec autant d’aisance que l’ontologie Web. Dans une époque où les biens physiques circulent aussi librement que les métaphysiques restent clouées à leur sol natal, bonnes seulement à subir la corrosion du temps, Yuk abat avec La question de la technique en Chine un travail qui n’a pas d’équivalent. Un travail qui n’est pas seulement œuvre de traduction, à destination d’un public occidental, d’une pensée chinoise dépouillée de toute forme d’orientalisme, mais aussi bien œuvre de synthèse de l’histoire de la pensée chinoise et occidentale à destination du public chinois. Car c’est, en Chine, jusqu’à l’intelligibilité du passé qu’un siècle de bouleversements historiques et de confrontation avec l’Occident a compromis, en en faisant la matière de reconstructions successives, et successivement opportunes. « La Chine rêve de son passé, mais elle est devenue un pays sans mémoire. […] Le passé semble à portée de main, mais ne répond plus », assène Jean-François Billeter dans Chine trois fois muette. Ce serait une erreur d’inscrire le travail de Yuk dans le mouvement comparatiste, pendulaire qui a amené bien des intellectuels chinois dans les dernières décennies à se mesurer à la tradition philosophique grecque et allemande notamment, pour en conclure mécaniquement à la supériorité de la tradition nationale. Yuk ne travaille pour aucun parti. S’il s’inscrit certes dans les échanges bien tempérés du champ universitaire, sa pensée suit la nécessité de son propre déploiement. Il travaille donc, considérablement et finement, pour nous. Il faut lire La question de la technique en Chine comme un immense cadeau, que lui seul pouvait confectionner. Au prix d’un très léger anachronisme, Yuk peut être vu comme l’avant-garde pensante de la génération planétaire dont le sol s’est dérobé sous les pieds avec l’annonce de l’« anthropocène » — pour dire cela vite, tant il est patent que le terme forgé par Crutzen en 2000 pour désigner une « époque géologique dominée par l’humanité » reste congénitalement frappé du prométhéisme dont il constate simultanément le désastre ; mais comment cette modernité si obtuse pourrait-elle renoncer au plaisir de célébrer elle-même sa propre oraison funèbre, et à le faire dans son propre langage ? La pensée de Yuk est par là fatalement planétaire : on ne se sort d’un si mauvais pas, d’une catastrophe aux racines si profondes et à l’extension si universelle, sans un effort de synthèse démesuré d’un point de vue tant historique que géographique. Non seulement, elle est modeste, mais elle rend modeste. En quelques traits, elle dessine le théâtre complet des opérations métaphysiques contemporaines. Il faut voir avec quelle souveraine douceur il renvoie clos à clos le constructivisme flasque de Latour et l’impuissance bavarde de la déconstruction post-coloniale, la gigantomachie accélérationniste et le postmodernisme désespéré de Lyotard, les brillantes dissertations sans objet de Meillassoux et l’ontologisation de la technologie chez Stiegler comme chez Sloterdijk. Car c’est bien là le problème des philosophes : ils ont besoin des princes, comme au reste les artistes.

La question de la technique en Chine est un livre écrit pour une génération d’ingénieurs rétifs au destin auquel ils sont promis et que le capital ne parvient plus à mettre au travail sans leur faire miroiter toutes sortes de leurres repeints en vert. Pour tous les diplômés qui désertent leur bullshit job en devenant boulanger, mécanicien, charpentier, éleveur ou maraîcher, et se sentent soudainement revivre. Pour ceux qui ne parviennent plus à s’amuser des jongleries aporétiques de la philosophie. Pour les nouveaux ascètes qui s’avisent que toutes les techniques spirituelles de l’univers ne parviendront jamais à bâtir le moindre monde habitable. Pour ceux qui se disent que l’on peut faire du vis-à-vis entre pensée chinoise traditionnelle et tradition européenne autre chose qu’un supplément d’âme pour cadres en trajectoire ascendante à la manière de François Jullien. L’arrogance maniaco-dépressive de l’homme Occidental, plus que jamais défait dans son projet de maîtrise, plus que jamais égaré dans sa théodicée qui vire nettement au cauchemar, trouvera ici peut-être quelque apaisement. Il sera soulagé d’apprendre de Yuk qu’une civilisation de 5000 ans tient le cœur pour l’organe de la plus haute connaissance — la connaissance intuitive —,que la résonance entre l’être et le monde peut fonder l’expérience de la vérité voire de l’action héroïque, ou que la participation à plus grand que soi n’a à s’embarrasser ni de la béquille du social ni de celle du mysticisme. Depuis le temps que le sujet Occidental cherche un remède à sa dés-orientation, Yuk arrive peut-être à point nommé. Ce n’est pas le moindre signe des temps que le dernier rejeton de la Théorie critique allemande — Hartmut Rosa — ne jure plus que par la résonance. Qu’au bout d’un siècle à manier la catégorie d’aliénation sans parvenir à en tirer une perspective positive moins sinistre que la « pleine possession de soi », la Théorie critique en vienne à piocher dans la tradition chinoise sa définition du bonheur, voire du communisme, voilà qui ne manque pas de sel. Cela fait songer à ces médecins français ataviquement mécanistes qui, en désespoir de cause, vous envoient consulter un acupuncteur « même s’ils n’y croient pas, mais par simple pragmatisme, parce que ça marche » — comme si leur épistémologie n’était pas là un peu prise en défaut, comme si leur science ne s’en trouvait pas fondamentalement mise en crise. À suivre le cours des découvertes en neurosciences — ah, dieu que le Moi, la conscience et l’intentionnalité se portent mal ! — ou même simplement en biologie végétale, il va falloir déployer un déni toujours plus actif pour que la métaphysique occidentale ne finisse pas ruinée par les avancées de ses propres recherches. À coup sûr, cette civilisation aux pneus crevés va devoir multiplier les rustines orientales si elle veut continuer de tourner. C’est semble-t-il son ultime espoir. Au pillage des ressources matérielles succède donc le pillage des ressources spirituelles. Cela tombe bien : il ne manque pas d’anthropologues spécialistes en « ontologies alternatives », et qui cherchent du travail.

La « question de la technique » est assurément l’une des questions les plus mal posées du XXe siècle. Dans la technique, certains ont voulu voir le complément prothétique nécessaire à une espèce humaine inachevée, inadaptée, précaire — pécamineuse, pour le dire dans la langue augustinienne d’origine — ou l’expression de la surabondance vitale de cet « animal de proie qu’est l’homme » dans sa « lutte contre la Nature, qui est sans espoir, mais sera poursuivie sans fin » (Spengler, L’homme et la technique). D’autres ont préféré déchiffrer l’évolution technique comme une progressive spiritualisation de l’homme tendant à l’unification de l’espèce en un « cerveau global », voire à l’union avec Dieu, ou comme l’extériorisation progressive des facultés humaines poussée à un point tel qu’elle accouche du dernier homme, spectre abruti entretenu par un « corps de maîtres illusionnistes » (Leroi-Gourhan, La mémoire et les rythmes), errant à la surface d’une terre devenue inhospitalière. Ce qui frappe, c’est que la technique est toujours envisagée depuis une supposée « nature humaine ». Même Heidegger part, dans ses considérations précoces sur la techné, de « la définition grecque de l’homme comme “ce qu’il y a de plus inquiétant” » (Introduction à la métaphysique). Or Marshall Sahlins nous en a suffisamment instruit : s’il y a une illusion occidentale, c’est bien la « nature humaine ». Par contrecoup, ceux-là même qui, tel Spengler, prétendent le contraire, tendent à penser la technique à partir de l’instrument, comme si celui-ci constituait une médiation opératoire éthiquement neutre entre le sujet humain et le monde. Car ce qui caractérise l’instrument, c’est la distance polie qu’il maintient au sujet qui le manie, sa façon de lui rester inessentiel, vestimentaire, de le laisser intact. Instrumentum, en latin, c’est l’ornement, le vêtement, l’ameublement, éventuellement l’armement. Or précisément, il n’y a pas d’instrument. Il n’y a pas de geste ni de relation ni d’usage qui laisse l’être humain inaltéré. Pour l’être sain, le rapport à soi, le rapport aux autres et le rapport au monde sont une seule et même chose. Ils forment une unité « transductive », comme dirait Simondon. C’est justement leur disjonction qui rend malade, qui altère. Dans l’activité technique, le résultat n’efface en rien le processus. Ce n’est pas le sujet qui dispose du moyen, mais le moyen qui dispose le sujet. La finalité poursuivie « grâce à l’instrument » est encore un moyen. Le but ne vient jamais à bout de l’immanence. La véritable efficacité de l’action réside à l’intérieur d’elle-même, dans ses effets incidents et non dans ses effets extérieurs. Tout est dans l’incident. Ou pour dire cela avec Simondon, « la normativité technique est intrinsèque et absolue. » (L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information) Une fois isolée la « médiation technique », on peut bien faire une histoire autonome et triomphale du progrès technique où tout est cumulatif, où il n’y a jamais de retour en arrière, voire même une science comme la « technologie » de Leroi-Gourhan, calquée sur le modèle de la biologie, où « les éléments techniques se succèdent et s’organisent à la manière d’organismes vivants » et où « la création humaine, par sa continuité, calque la création universelle » (Milieu et technique). On voit bien ici comme le « point Oméga » du Père Teilhard de Chardin n’est pas bien loin, vers quoi toute l’évolution cosmique est censée converger, en Christ. Ce genre de « visions » finissent assez inévitablement par décoller à la verticale vers Mars, la singularité et la quête d’immortalité. Elles ne surviennent pas par hasard dans des moments où les humains, confrontés à l’immensité de leurs ravages, commencent à se demander s’ils ne seraient pas juste des « animaux ratés ». Les lendemains de la Seconde guerre mondiale ont eu leurs Teilhard, leurs Ducrocq et leurs cybernéticiens ; notre époque a ses Harari, ses Elon Musk, ses Peter Thiel et ses Bill Gates. Le dernier mot, en la matière, revient à Oppenheimer récitant juste après Hiroschima, les larmes à l’œil, ces vers de la Bhagavad Gita : « Je suis la mort qui s’avance. Je suis le destructeur des mondes. » 

Toute technique est empreinte d’une modalité singulière de présence au monde et constitue une façon de la faire consister localement ; elle est à la fois cosmomorphe et éthopoïétique. En d’autres termes : elle ne se comprend qu’en rapport avec une forme de vie.

Le grand mérite de la notion de cosmotechnique telle que l’élabore Yuk est de briser la conception instrumentale de la technique, de faire revenir celle-ci sur terre sans perdre l’horizon du monde. Non seulement chaque technique est située, survient dans et engendre un type de monde bien particulier, mais elle détermine aussi un régime de subjectivation qui lui est propre. Toute technique est aussi technique de soi — c’est typiquement cela qui a été perdu de vue dans le passage de l’alchimie à la chimie, par exemple. Toute technique est empreinte d’une modalité singulière de présence au monde et constitue une façon de la faire consister localement ; elle est à la fois cosmomorphe et éthopoïétique. En d’autres termes : elle ne se comprend qu’en rapport avec une forme de vie. Mauss avait déjà tenté, avec ses Techniques du corps, de penser les techniques indépendamment du fétichisme de l’outil et de la machine en s’attachant aux effets du cinéma américain sur la démarche des femmes de son temps, ou aux façons de nager et de courir. Au fond, rien n’est plus proche d’une théorie des formes de vie que la théorie de la démarche de Balzac. Pour illustrer la chose, prenons le type-même de ce qui aura figuré le « progrès » au XXe siècle — l’irruption quasi-simultanée dans les années 1910-1920 de la salle de bain moderne, de la chambre à coucher standard, de l’architecture et de l’urbanisme métropolitains, de l’automobile de masse, du travail taylorisé, de la publicité et des problèmes d’optimisation sentimentale propres à la société correspondante. On peut dire que ce qui importe là, c’est la finalité visée, l’efficacité majorée : une meilleure hygiène, moins de déperdition de temps et d’énergie pour les ouvriers, un plus grand bonheur familial, plus de lumière et d’espace dans les nouveaux logements, une plus grande mobilité sur tous les plans, bref : le « progrès », la « maximisation des possibles », comme dirait le lugubre Ismaël Emelien. Ou bien on peut s’attacher à la dimension éthique de cette évolution technique massive, à la texture du « monde » qu’elle configure. Et ce sera le Babbitt de Sinclair Lewis pour la version américaine ou le Babitchev de Iouri Olecha dans L’envie pour la version soviétique. Dans les années 1920, on disait d’ailleurs « un babbitt » pour désigner ce nouveau type humain. Quiconque aura lu ces deux romans pleins de tendresse hésitera un peu à parler de « progrès ». Pas plus qu’il n’y a « L’Homme », il n’y a « La Technique », comme s’entendent à le poser à l’unisson technophiles et technophobes. Si depuis un bon siècle la critique de la technique pérore dans le vide, c’est qu’elle s’échine à interpeller une « Humanité » qui n’existe pas.

Saisir la dimension éthique de chaque technique, c’est justement ce à quoi la tradition chinoise, notamment taoïste, peut nous aider, elle qui va déceler la nature intime des êtres au-delà du codage social, au-delà des attributs visibles, au-delà du monde de la convention et de celui de la rhétorique, au-delà de l’intentionnalité et de l’agir apparent, au-delà, même, du langage. « Cette façon de se heurter aux limites du langage est l’éthique », écrivait Wittgenstein à Schlick dans la lettre de décembre 1929 où il témoigne de sa sympathie pour Heidegger. Chaque technique est incorporation involontaire du monde ; et l’incorporation parfaite, la parfaite maîtrise implique, c’est connu, la disparition de toute volonté. Cette entente éthique de la technique, qui s’exprime si bien dans les deux anecdotes du Tchouang-Tse mobilisées par Yuk, celle du boucher et celle de l’ermite qui arrose son jardin, on la trouve aussi chez Adorno lorsqu’il écrit dans Minima Moralia : « On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent. Qu’est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu’il n’y ait plus de fenêtres à double battant à ouvrir, mais de grossiers panneaux vitrés qu’il suffit de faire glisser ? » Et en effet, plus le sujet humain se figure souverain, moins il perçoit à quel point il est affecté par les techniques auxquelles il recourt, et plus il devient le jouet de ses propres « instruments ». La raison instrumentale est une ruse de la raison éthique. Pour prendre un exemple aussi banal qu’évident : chacun sait ce qu’être au volant d’une voiture peut faire de la personne la plus charmante — au sujet de la « possession automobile », il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur le rapport entre gouvernementalité néolibérale, conduite des conduites et propulsion motorisée ; il n’est pas sûr que l’on aurait pu si facilement faire de chacun le pilote si docile et si malin de sa propre existence sans avoir fait de lui, préalablement, un conducteur.

Pour démêler cette question si embrouillée de « la technique » en Occident, il se peut qu’un couplage judicieux de la fameuse généalogie de la technique à partir du « déphasage de l’unité magique primitive » chez Simondon — si cher à Yuk — et la généalogie moins renommée de la religion chez Caillois telle qu’elle figure dans « Le grand Pontonnier », nous soit de quelque secours. Dans Du mode d’existence des objets techniques, Simondon décrit la façon dont l’apparition de l’objet technique, qui « se distingue de l’être naturel en ce sens qu’il ne fait pas partie du monde », vient briser l’unité magique primitive où « c’est à un univers éprouvé comme milieu que l’homme se trouve lié ». Il explique la naissance de l’objet technique à partir de l’altération du sentiment cosmique de participation, et l’avènement de la religion par contre-coup comme réponse à cette altération — la religion ayant pour tâche de restaurer la plénitude de cette participation. Il décrit ainsi le déphasage du monde magique se dédoublant en technique d’un côté, en religion de l’autre. Caillois, lui, propose une généalogie de la religion à partir du fait que le maître de la religion romaine est dit « pontifex » — faiseur de ponts. Il raconte comment un soir, raccompagnant Mauss à son arrêt de bus après un cours, celui-ci tranche, au fil d’une discussion passionnée, le débat immémorial — aussi vieux que Lactance voire Cicéron — au sujet de l’étymologie de religion. Pour Mauss, c’est évident, les religiones étaient des « nœuds de paille qui servaient à fixer entre elles les poutres de ponts ». L’idée, ici, est que la construction d’un pont — symbole même de l’objet technique — vient porter atteinte à l’ordo rerum, à la « disposition des éléments de l’univers (et aussi des institutions) telle que les Dieux l’ont conçue et établie ». « Bâtir un pont est un subterfuge sacrilège qui, comme tel, compromet l’ordre du monde et qui ne saurait qu’attirer un terrible châtiment sur son auteur, sa famille, sa nation. Il faut en payer le prix », écrit Caillois. C’est ce que fait le pontiiex, en sacrifiant aux Dieux, en disant les formules aciéquates, en procédant aux rites voulus, en disposant ses religiones. Il rétablit l’équilibre menacé ; il restaure l’ordo rerum transgressé. Il fait en quelque sorte office de paratonnerre contre le courroux des Dieux. Caillois décrit ainsi, sous un angle complémentaire, le déphasage compensatoire de la technique et de la religion théorisé par Simondon. Mais ce qui importe, c’est que tous deux interprètent la naissance de la technique à partir de la participation cosmique de l’homme à l’univers — participation qui fait le fond de la cosmotechnique chinoise telle qu’exposée par Yuk. Cette généalogie éclaire au passage la nature de la technologie contemporaine, qui s’éreinte lamentablement à multiplier les versions parodiques de toutes les opérations que l’on prête traditionnellement à la magie — la télépathie devient ainsi téléphonie ; l’action à distance télé-commande ; la provocation à l’apparition des esprits devient invasion d’images et d’écrans ; les voyages extra-corporels des expéditions spatiales ; et la recherche alchimique ou taoïste d’immortalité un projet de recherche du Singularity Institute de Google. Il n’y a pas jusqu’à l’intellect agent cher à Averroès qui n’ait trouvé dans le cloud sa matérialisation défectueuse. La prestidigitation technologique voudrait ainsi reconstituer l’unité magique primitive en la singeant grotesquement. Elle s’imagine opérer une synthèse dialectique entre technique et religion à même d’apaiser l’écartèlement dû à leur déphasage, mais ne produit en fait, en guise de plénitude retrouvée, qu’une technicité autiste, une sacralité au rabais et une infantilisation générale. L’utopie technologique en cours d’expérimentation d’une humanité confinée à domicile se comprend à partir de là : elle nous propose simplement d’habiter notre propre acosmie. Elle prétend nous épargner l’expérience de la perte du monde en nous privant de l’expérience de celui-ci. La réduction du monde à la maison accomplit la domestication achevée. Tout est configuré pour que le nouveau citoyen impérial, télé-produisant, télé-consommant et télé-vivant derrière l’écran de son smartphone ou de son ordinateur, s’éprouve comme le centre souverain de son monde. Jamais il n’a été aussi libre de commander, de « naviguer », de s’informer, de s’exprimer, et jamais aussi il n’a été à ce point le pantin des algorithmes et des puissances organisées. Faut-il qu’il soit prisonnier pour qu’on le submerge de tant d’offres d’évasion ! C’est un rapt du monde qui est à l’œuvre. Simondon confiait les retrouvailles heureuses entre l’univers technique et les humains à ce qu’il appelait lui aussi une « technologie », mais dans un sens tout différent. Voilà, négativement, ce que permet aussi de penser la notion de cosmotechnique.

La réduction du monde à la maison accomplit la domestication achevée. Tout est configuré pour que le nouveau citoyen impérial, télé-produisant, télé-consommant et télé-vivant derrière l’écran de son smartphone ou de son ordinateur, s’éprouve comme le centre souverain de son monde

Qui dit « cosmotechnique » dit donc pluralisation des mondes, dit centralité de l’élément éthique, dit attention au moindre geste, dit continuité fondamentale entre individu et univers, dit hétérogénéité des formes de vie, dit fin de la modernité comme unification-totalisation humaine sur l’axe du temps abstrait, dit deuil de la grande odyssée occidentale du progrès, dit démantèlement de la technologie comme constitution métastatique en système opératoire mondial des techniques les plus rentables, une fois celles-ci arrachées aux mondes dont elles proviennent. D’un point de vue cosmotechnique, il y a un petit problème avec l’Occident en général, et plus particulièrement avec la modernité telle qu’elle a étendu sa maladie aux dimensions de la planète. On peut suivre Alfred Sohn-Rethel et George Thompson lorsqu’ils attribuent la naissance en Grèce de la spéculation philosophique, d’une intellectualité séparée, et pourquoi pas de la géométrie formalisée, à l’autonomisation de la valeur engendrée par l’apparition de la monnaie dans le cadre d’une société aussi foncièrement marchande que l’était l’empire athénien antique. Ce ne sont pas les preuves qui manquent, dans le Moyen Âge européen non plus, du lien entre développement des « arts mécaniques » et accumulation pré-capitaliste, qu’elle soit le fait d’un ordre bénédictin aspirant ainsi à « restaurer l’homme déchu » (Didascalicon, Hugues de Saint Victor) ou des villes de la bourgeoisie naissante. A contrario, « il n’y a pas de doute que l’échec de l’ascension de la classe des marchands vers le pouvoir, dans l’État, se trouve à la base même de la faillite de l’apparition d’une science moderne en Chine », constate Needham dans La science chinoise et l’Occident. Qui dit « cosmotechnique » dit donc fin de la subsomption marchande, fin du capitalisme en tant que système technologique et fin, aussi, de la fable de la modernité. Heidegger définit comme recouvrante la technique moderne, comme faisant écran à la venue à la présence anarchique des phénomènes, au jaillissement du multiple — « qu’on n’aille rien chercher derrière les phénomènes : ils sont eux-mêmes la doctrine », insistait Goethe. Mais c’est la modernité elle-même qui procède par recouvrement : comme l’a montré Jean-Baptiste Fressoz dans son Apocalypse joyeuse, il n’y a pas eu une phase d’innocence technologique de la modernité qui aurait pris fin avec la prise de conscience de ses « limites » — la dévastation qu’elle a projetée sur l’environnement comme dans les intériorités. Il n’y a pas eu de point à partir de quoi la modernité, devenue réflexive, se serait changée en « postmodernité ». Dans La fin du monde par la science, Eugène Huzar prévoyait déjà, en 1855, que l’activité industrielle pourrait bien altérer le climat terrestre ; et Huzar était lu et débattu, largement. Chaque offensive de modernisation a rencontré des résistances et des critiques, et les a écrasées. Elle a ensuite soigneusement effacé les traces de ses forfaits, pour ne conserver dans sa chronique, au chapitre des aberrations touchantes, que ces « romantiques » qui s’en sont tenus aux protestations impuissantes. « L’histoire de la technique est l’histoire de ses coups de force, et des efforts ultérieurs pour les normaliser. » (Jean-Baptiste Fressoz, Apocalypse joyeuse) Lors de sa déposition de 1912 devant le Congrès, Taylor assume que l’introduction du management scientifique participe d’une guerre contre les ouvriers — une guerre menée « pour leur bien », évidemment. Detlef Hartmann, le seul théoricien opéraïste allemand conséquent, a amplement montré comment le progrès technologique doit se comprendre : comme offensive continuée, à feu roulant. La modernité est passée sur le corps et sur les âmes de tout ce qui se mettait sur son chemin. Elle s’est simplement contentée de produire les mécanismes de désinhibition rendant possible l’inconscience modernisatrice — et continue encore aujourd’hui avec la promesse d’un capitalisme vert. Aussi n’y a-t-il pas à « dépasser la modernité » : le dépassement, en tant que négation méthodique du donné, constitue le geste même de la modernité ; et « ce qui est donné, ce sont — pour ainsi dire — des formes de vie » (Wittgenstein, Recherches philosophiques).

La modernité n’est ni une période ni même un projet d’arasement et d’écartèlement qui se réaliserait dans l’histoire tel un automate. La modernité est un champ de bataille fumant, jonché de cadavres et de mondes dépecés, défigurés, fauchés, saccagés, bulldozerisés et finalement muséifiés — en Europe comme en Chine. Il ne faut pas être injustes envers les vaincus, envers nos morts, du moins si nous espérons un jour vaincre. Car c’est d’eux que provient notre force, ce sont eux qui nous rendent indestructibles. Nous ne sommes pas seuls face à la modernité. Nous sommes là, avec la cohorte des vaincus, avec toute l’armée de nos morts. Face à l’offensive en cours du capitalisme vert, jurant de prendre soin du corps des vivants comme de celui de la planète pour mieux achever son œuvre de saccage, nous pouvons nous appuyer sans crainte sur l’authentique désir d’apocalypse qui imprègne nos contemporains. Benjamin, à la fin de Sens unique (1928), dans un fragment intitulé « Vers le planetarium » fait cette remarque fort yukienne : « Rienne distingue davantage l’homme antique de l’homme moderne que son abandon à une expérience cosmique que ce dernier connaît à peine. […] C’est la marque de la menaçante confusion de la communauté moderne que de tenir cette expérience pour quelque chose d’insignifiant que l’on peut écarter, et que de l’abancionner à l’individu, qui en fait un délire mystique lors de belles nuits étoilées. Non, elle s’impose de nouveau à chaque époque, et les peuples et les races lui échappent bien peu, comme on l’a vu, de la manière la plus terrifiante, lors de la dernière guerre, qui fut une tentative pour célébrer de nouvelles noces, encore inouïes, avec les puissances cosmiques. […] Mais comme la soif de profits de la classe dominante comptait expier sur elle son dessein, la technique a trahi l’humanité et a transformé la couche nuptiale en un bain de sang. » Une chose est l’annonce par les savants de la proche extinction de l’humanité que chacun entend mais que nul n’écoute — comment voulez-vous croire à la fin du monde quand celui qui vous l’annonce, le scientifique, se caractérise précisément par ceci qu’il n’a pas de monde, mais seulement un laboratoire et des collègues, qu’il est l’« individu pur » de Simondon ? Il faut être aussi absent à soi que Bruno Latour pour parvenir à s’écrier comme il le faisait en 1982 : « Donnez-moi un laboratoire, et je soulèverai le monde ! » Une autre est le désir d’apocalypse diffus qui correspond, chez nos contemporains, à une épouvantable soif de retrouver un contact avec le cosmos, de se débarrasser de tout l’appareillage technologique qui les enserre, fût-ce au prix d’une catastrophe. Leur surdité à l’Évangile de l’anthropocène n’est pas qu’inertie éthique, abrutissement consumériste ou défaut d’instinct de survie ; elle est aussi paganisme sans retour. Pensons aux braseros et aux étoiles au-dessus des ronds-points occupés en plein hiver par les gilets jaunes de 2018, au commissariat de Minneapolis en flammes après l’assassinat de George Floyd, au ciel sur les barricacies embrasées de l’université polytechnique occupée de Hong Kong, il y a quelque chose de cosmique dans toute révolte populaire d’ampleur ; il y a un monde qui s’achève et un autre qui renaît — il y a apocalypse et régénération.