Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery
Illustrations Pierre Bailly
Ce texte est l’introduction de Quartiers vivants, publié dans la collection « Enquêtes sauvages » (D’une certaine gaité). Pour une présentation de ce livre, lire l’article de Josep Rafanell i Orra, « Des vies disparates dont les amalgames rendent des territoires récalcitrants », qui est par ailleurs accompagné d’un podcast avec les auteur·e·s du livre, réalisé par Cabiria Chomel.
Ce livre parle de deux quartiers de grandes villes européennes, les Murs à Pêches à Montreuil et le quartier Saint-Léonard à Liège. Mais, à travers eux, il parle de ces quartiers innombrables qui, par leur simple existence, mettent à mal les processus de valorisation métropolitains et ouvrent à d’autres possibilités de vivre dans ces grandes villes. Car si la métropole est une certaine manière, politiquement organisée, de faire l’expérience des réalités urbaines, elle est aussi un mode d’imposition de tout un ordre du monde qui cherche à juguler ou capturer ce qui lui échappe. Ces possibilités marginales, diffuses, insistantes, peuvent prendre l’aspect incandescent d’une insurrection urbaine, d’un carnaval, emprunter les voies labyrinthiques d’espaces post-industriels re-bricolés ou les modalités ordinaires d’une vie de quartier qui persiste, à contre-temps des grands processus de valorisation économique. C’est notamment à la description de ces autres urbanités que notre collectif d’enquête1 s’est attaché depuis plus de dix ans, en explorant les devenirs de la ville depuis ce qui ne cadre pas avec la métropole.
Nos recherches urbaines ne s’inscrivent pas à proprement parler dans une critique de la métropole, elles proposent plutôt une exploration de ses bordures, de ses lacunes et de ses limites : un fond de vallée squatté et rendu aux usages communs dans la périphérie de Barcelone (Can masdeu), d’improbables collectifs artistiques disputant au design le patrimoine industriel et prolétaire de Saint-Étienne (Avatarium), les faunes de « nuisibles » humains et non humains qui hantent la ville 2.0 au cœur de la presqu’île de Lyon… Dans nos enquêtes, nous avons croisé beaucoup de quartiers en lutte : à Pointe-Saint-Charles à Montréal, contre la construction d’un casino et pour la réappropriation d’une immense friche industrielle, aux Minimes à Toulouse contre la résidentialisation du quartier et pour l’occupation d’une caserne laissée à l’abandon (Les pavillons sauvages), dans les Hauts-de-Montreuil, contre la densification et la bétonisation et pour le maintien des terrains vagues. Les quartiers que nous présentons dans ce livre diffèrent de ces derniers en ce qu’ils ne sont pas directement en lutte, ils ne sont pas non plus emblématiques ou particulièrement représentatifs de ce qu’on peut entendre par quartier. Mais précisément, un quartier qui persiste en tant que quartier et que l’on définit comme tel constitue d’abord une singularité territoriale, et il ne peut jouer le rôle que d’une déclinaison de cette puissance irréductible. Ce sont des quartiers vivants, des entités animées. L’esprit des lieux n’est pas l’apanage de quelques bosquets sacrés ou de montagnes lointaines, il y a bien des esprits qui peuplent les villes, et tout artificieux qu’ils soient, ces esprits disputent aux intelligences artificielles de la smart city le terrain de l’enchantement.
Le choix des quartiers de Saint-Léonard et des Murs à Pêches s’est avéré complètement arbitraire et complètement nécessaire : des amis vivaient dans le coin, on avait enquêté à leurs abords mais sans pouvoir tout à fait pénétrer leurs mystères, la métropolisation battait son plein à leurs entours sans parvenir à absorber leurs réalités récalcitrantes. La méthode peut paraître partiale voire carrément injustifiée, mais elle est conforme à nos yeux à ce que nous nommons l’enquête politique ((Voir la collection du même nom à laquelle nous contribuons aux Éditions des mondes à faire.)) : s’attacher à ce qui déborde et résiste aux grandes machines de gouvernement, parcourir des géographies divergentes, et voir ce que l’on a appris au passage. Elle s’inscrit également tout à fait dans la collection que ce livre initie aux éditions D’une Certaine Gaieté : c’est bien une enquête sauvage, initiée par des nécessités vitales, orientée par l’antipathie et la sympathie et conduite de proche en proche, au gré de nos rencontres. Nous espérons que ce livre, du fait même des singularités radicales dont il rend compte, résonne intimement chez ceux et celles qui nous lisent et par là, parvienne à dire quelque chose de plus grand que lui.
La métropole à grands traits
Nous faisons toutes et tous, avant définition, l’expérience de la métropole. Georg Simmel, pour caractériser la modernité au tournant du XXe siècle, définissait l’expérience de la grande ville par une incessante amplification des stimulations nerveuses, liée à un environnement converti en espace de calcul, par la diffusion et l’intégration des horloges et autres chronomètres, caisses enregistreuses et pointeuses en tout genre. Notre expérience contemporaine est toujours marquée par cette double spécification de l’espace urbain, tout à la fois sensible et économique, elle l’est aussi par un phénomène d’accélération multiforme et généralisée (pour la mobilité, la communication, les rythmes de travail comme de loisir). Si l’on perçoit la continuité — une certaine manière d’être sollicités, happés, accélérés, valorisés et mis à contribution pour produire de l’excitation, de la valorisation — le changement de degré, à force, vaut pour changement de nature. Le passage de la grande ville capitaliste à la métropole néolibérale s’est fait sans à-coup, avec cette impitoyable fluidité qui caractérise le processus d’économisation du monde dans lequel nous sommes désormais embarqués de force.
« La métropolisation se base notamment sur la valorisation des singularités territoriales (patrimoine, paysages environnants, spécialisations économiques). Aujourd’hui toutes les villes, par-delà leur dimension physique et démographique, sont des métropoles au sens où elles doivent être gérées et valorisées. Une des caractéristiques de la métropolisation semble être l’apparition d’un mode de gouvernance entrepreneuriale reposant sur des grands projets destinés à valoriser la ville, à la rendre attractive, dans le cadre d’une mise en concurrence nationale et internationale. Le développement des villes est coordonné à la nécessité d’attirer des capitaux, des forces vives et des touristes. La ville devient marque et marchandise afin d’assurer son rayonnement. Dans le prolongement de cette régionalisation, la métropolisation doit être comprise simultanément comme une réalité géographique et économique : il s’agit d’une étape dans le mode de production de valeur par le capitalisme. »2
Entre les années 1970 et la première décennie des années 2000, en France et en Belgique, les métropoles se sont ainsi affirmées comme de « nouvelles » réalités géographiques, économiques, mais aussi, dans le cas de la France, politiques, au sens administratif du terme. En 2010 et 2014, deux réformes territoriales créent parallèlement le statut de métropole3 et les méga-régions. Cette mutation entérine le processus libéral autoritaire en cours depuis les années 1970 visant à faire des grandes villes les lieux de l’accumulation capitaliste et des centres de gouvernance efficace. À l’échelle internationale, certains pôles urbains pèsent désormais plus que les États dans l’économie globalisée. Le moindre projet immobilier d’une arrière-cour de Montreuil ou de Saint-Étienne Métropole, en tout cas quand il vise à « designer la ville de demain », cherche désormais à faire signe vers cette réalité scintillante qui trouve son épicentre à Sidney, Tokyo ou Singapour. C’est donc à toutes les échelles que la métropole prétend faire monde, et ce alors même que les terriens font l’expérience d’une catastrophe planétaire sans précédent. La fonction métropolitaine des villes consiste à réencastrer le capitalisme dans les territoires afin de le « réarmer » face aux désordres climatiques, politiques et sociaux en cours et à venir. Puisque tout horizon historique semble s’écrouler, la performance des métropoles se jugera à l’aune de leurs capacités de résilience, et non plus seulement selon l’axe du développement et du progrès. Comme il n’y a plus grand monde pour croire aux vertus civilisatrices du capitalisme, les métropoles, parées des vertus de la durabilité et de la résilience, sont là pour garantir la pérennité du capitalisme et susciter l’adhésion.
L’origine de la métropolisation, une martingale d’ingénieur
On peut faire remonter les prémisses de la conception métropolitaine française et belge aux débuts des années 1970 et à l’avènement d’un nouvel agencement entre le marché et l’État, une nouvelle manière de concevoir l’action de l’État, orientée par l’optimisation économique des infrastructures. En France et en Belgique, cette pensée de l’optimisation des infrastructures publiques a été impulsée par les ingénieurs des mines et des ponts et chaussées et appliquée d’abord à l’industrialisation du parc nucléaire civil. La planification ne répondant pas adéquatement aux problèmes techniques liés à la construction des infrastructures nucléaires, ou à l’acheminement et la tarification de l’électricité, il fallait un modèle d’action plus souple, plus fin et adaptable, nécessitant une pensée économique d’un genre nouveau. Inspirés par le succès de la pensée cybernétique, les ingénieurs des mines veulent eux aussi unifier les domaines de l’automatique, des mathématiques, de l’économie et du gouvernement des hommes. Il s’agit pour eux d’optimiser toute la chaîne de production, depuis le fonctionnement des grandes institutions jusqu’aux ramifications les plus ténues des réseaux de communication. Dès lors, l’optimum (soit l’état le plus favorable, le meilleur possible d’une chose en fonction de conditions données) deviendra l’un des axiomes centraux dans la production des nouvelles infrastructures et plus largement des politiques publiques menées dans l’Hexagone.
L’application de l’optimum au gouvernement des villes intervient assez naturellement : quoi de plus difficilement contrôlable qu’une ville qui se développe rapidement ? Quoi de plus enchevêtré que les réseaux urbains ? Aux caractéristiques propres à la ville s’ajoute le contexte mondial des années 1970 : les chocs pétroliers successifs et la désindustrialisation poussent les autorités à réorienter les conditions de production de valeurs en milieu urbain. Tout ce qui était jusque-là considéré comme improductif dans la ville se voit soumis à une logique de marché, mais redéfinie et régulée par l’État : la voirie, l’habitat, les équipements collectifs sociaux et culturels, les réseaux énergétiques… deviennent tous des fonctions à valoriser. Cette logique de marché agit selon un principe qui veut que la production de valeurs n’émane plus simplement des unités de production (les usines), mais de la circulation des humains et des marchandises, c’est-à-dire des infrastructures qui permettent aux premiers de vivre (et donc de produire) et aux secondes d’être acheminées avec fiabilité, efficacité et en maîtrisant les coûts. Les infrastructures urbaines deviennent des instruments de premier plan pour assurer ce changement de paradigme tout à la fois économique et gouvernemental (l’usine s’étend à la ville tout entière / vivre en ville c’est, d’une manière ou d’une autre, être productif).
La dynamique de métropolisation telle qu’on la connaît aujourd’hui s’est considérablement accélérée depuis le début des années 1980. Sous l’impulsion d’une première diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et par la mise en œuvre de nouvelles modalités de gouvernance des projets urbains (axés sur une sémantique de gestion des risques et des incertitudes et une logique de pilotage et d’adaptation), les grandes métropoles européennes ont progressivement accru leur influence à l’échelle des territoires régionaux.
City branding
Depuis les années 2000, nous sommes entrés dans une nouvelle phase. Le processus entamé dans les années 1970 aboutit à un phénomène assez nouveau : les villes sont devenues des entités économiques en tant que telles. Non seulement il existe une valorisation économique des services et fonctions urbaines réputées improductives, mais la ville même devient une marchandise en concurrence avec les autres villes sur le marché global de l’attractivité urbaine. Nous assistons de ce point de vue à une curieuse reconfiguration de tous les centres-villes et plus largement des agglomérations autour de « pôles d’attractivité » alignant les différentes fonctions urbaines historiques pour les placer sur un même plan d’équivalence, une même économie de la qualité urbaine : les musées, les universités, les hôtels, les parcs urbains, les quartiers anciens, les immeubles d’habitation, les commerces, les sièges sociaux des entreprises mais aussi les rues, les places, les réseaux de transport, doivent pouvoir être valorisés économiquement afin de permettre la requalification d’une ville moyenne (dans tous les sens du terme) en métropole d’envergure internationale. Évidemment, cette grande course à l’échalote ne manque pas d’accroître les disparités territoriales : plus certaines portions de l’urbain gagnent en puissance, plus d’autres se trouvent reléguées et délaissées. À côté des grandes métropoles régionales, les villes moyennes qui ne parviennent pas à passer le cap de compétitivité ne peuvent qu’être ravalées au rang d’urbanités médiocres. On comprend aisément de ce fait que leurs habitants, frappés du même genre d’indignité, soient les moteurs de la révolte actuelle des gilets jaunes et que bloquer les flux métropolitains leur procure une certaine allégresse.
Ce nouveau « stade » de la métropole se caractérise par la prépondérance des stratégies de communication (ou de « marketing urbain »), au premier rang desquelles figure le city branding. Le branding est une sorte de campagne publicitaire ininterrompue vantant les mérites de telle ou telle qualité urbaine, sur une scène qui se veut internationale. Cette manière de transformer la ville en marque remonte sans doute au célèbre I love NY (campagne initiée en 1977), mais c’est vraiment à partir du début des années 2000 que le phénomène se généralise à l’ensemble des grandes métropoles mondiales. I amsterdam, ONLYLYON, I love BCN, Be Berlin… Pour accroître la valeur de la ville, la marque doit être en mesure d’incarner l’identité urbaine, faire sentir la puissance de telle ou telle grande métropole et son positionnement sur le marché global. Elle s’appuie aussi bien sur le patrimoine que sur les personnalités locales, les grandes enseignes, les restaurants, les équipements culturels, la gastronomie même… Tout lieu, bien (matériel et immatériel) ou personne à forte valeur ajoutée est susceptible d’augmenter, en vertu des incantations marketing, la performance de la métropole.
- Le Groupe de Recherche Action (GRAC) est un collectif d’enquêtes autonome travaillant depuis 2006 dans le domaine de la sociologie urbaine. [↩]
- Intervention de Simon Le Roulley, enseignant-chercheur à l’Université de Caen, dans le cadre du séminaire « Fragmenter l’urbain », organisé en avril 2018 par des activistes liés au quartier autogéré des Lentillères à Dijon. [↩]
- Pour les quatorze grandes villes françaises suivantes : Aix-Marseille, Bordeaux, Brest, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Rennes, Rouen, Strasbourg et Toulouse. [↩]