Catégories
Articles

Quartiers vivants : enquête sur des territoires urbains qui résistent à la métropole

Une enquête sur deux quartiers de grandes villes européennes, les Murs à Pêches à Montreuil et Saint-Léonard à Liège, pour explorer les devenirs de la ville depuis ce qui ne cadre pas avec la métropole

Parmi les stratégies de communication et de branding métropolitaines, l’organisation de grands événements internationaux est un élément central. Jeux Olympiques, Coupes du monde de football, Expositions universelles, festivals de musique : ces événements, parce qu’ils ont la capacité de faire parler de la ville au-delà des frontières du pays, d’attirer des investisseurs et des foules de consommateurs, ont une fonction essentielle dans l’avènement des métropoles. Et au-delà de leurs seules capacités d’attraction et de fascination, ce sont pour les autorités de formidables occasions pour remodeler des pans entiers de la ville. Les pouvoirs publics espèrent profiter en effet de l’aura générée pour désactiver par avance toute opposition aux transformations urbaines « nécessaires ». Les grands événements métropolitains permettent d’accélérer considérablement le rythme de transformations qui, sans eux et du fait du caractère intrinsèquement morcelé et fragmenté de l’espace urbain, prendraient des dizaines d’années.

Les stratégies de communication métropolitaines ont aussi la spécificité de s’incruster à même le bâti. L’architecture monumentale d’une gare, la hauteur des tours qui ornent un centre-ville ou l’éminence de tel musée affirment et magnifient la splendeur métropolitaine. De manière moins tape-à-l’œil, la communication métropolitaine s’incarne dans une foule de petits équipements urbains ou d’aménagements de l’espace, des devantures de magasins au design du tramway en passant par les flottes de vélos en libre-service, l’ensemble fabriquant une atmosphère, une ambiance ou une qualité urbaine policée et (si les designers et les communicants ont réussi leur coup) bien identifiable.

Gouvernance et enchantements métropolitains

Au-delà des fins économiques, ou à travers elles, s’affirme une volonté de gouverner tout aussi fondamentale. L’aménagement urbain, en même temps qu’il véhicule la « marque urbaine », embarque une machinerie complexe d’incitations comportementales, de calibrages des subjectivités, de manières de piloter à distance et de « conduire les conduites » des citadins. Plusieurs registres ou familles de dispositifs sont mobilisés.

Il y a bien sûr le registre sécuritaire : les portiques de sécurité, les patrouilles de militaires en armes dans les gares, les équipages de BAC qui sillonnent la ville, l’omniprésence des contrôleurs dans les transports en commun, ou celle des caméras de vidéosurveillance. Dans la même veine, les métropoles constituent un espace de déploiement privilégié pour ce que les urbanistes nomment la prévention situationnelle : en supprimant les passages couverts et les angles morts dans l’espace public, en éliminant les points de stagnation (comme les bancs) et en installant des miroirs dans les couloirs du métro, l’urbanisme préventif instaure un espace public « transparent » dédié exclusivement à la circulation et à la gestion des flux.

Un second registre concerne le tri des populations : péages urbains, mobilier anti-SDF, coût excessif des petits supermarchés, des restaurants, des parkings, des navettes d’aéroports… Un ensemble de dispositions sont prises pour réserver l’espace métropolitain aux populations qui ont les moyens de le fréquenter, et plus encore, de l’habiter.

On retrouve pour finir un registre plus « doux » que l’on peut regrouper sous le motif de l’incitation comportementale, du nudge, comme disent les experts en économie cognitive. Le nudge (que l’on pourrait traduire en français par « petit appel du pied ») est un « signal faible » permettant d’orienter une conduite dans le sens désiré. Massivement utilisés en France dans le domaine de la sécurité routière (les personnages qui boudent lorsque nous roulons au dessus des limites de vitesse), les nudges se développent désormais dans toutes sortes de domaines. Que l’on songe au nouveau compteur Linky, censé influencer notre consommation électrique en nous indiquant en temps réel nos consommations, ou aux dents peintes sur les portes de cette rame du RER E à Paris, qui doivent inciter les usagers à ne pas « forcer le passage » au dernier moment.

L’ensemble de ces incitations comportementales participe au profilage de subjectivités qui ne doivent pas faire déraper le programme métropolitain. Mais au-delà de ce volet prescriptif, la métropole insiste comme résonance intime, comme émotion ou comme ambiance. Des portiques et des nudges ne suffisent pas à peupler les nouvelles urbanités : la métropole ne peut se résumer à une conjuration de l’imprévu ou de toute vitalité trop remuante, elle secrète aussi ses désirs, ses positivités. Parfois ces affects traversants s’incarnent en figures aimables, susceptibles d’incarner l’habitant exemplaire : les êtres branchés et connectés (smart people, hipster, classe créative) ou l’écocitoyen responsable dans la ville durable… Sans doute les formes contemporaines de gouvernementalité accomplissent pleinement leur objet quand elles parviennent à configurer ces intimités stabilisées (et qui deviennent elles-mêmes les agents d’un certain ordonnancement du monde, en bons relais métropolitains). La métropolisation est aussi le nom d’un nouveau processus de mobilisation des corps, des énergies et des âmes.

Smart cities

En parfaite continuité avec la métropolisation, un nouveau syntagme désigne depuis quelques années la ville en train d’advenir, celui de smart city. Il n’est pas évident de comprendre en quoi cela consiste précisément, mais si l’on regarde ce qu’en disent ses promoteurs, on comprend que le smart est une augmentation des fonctionnalités urbaines par ajout d’une couche informationnelle à la configuration matérielle de la ville. Plus exactement, elle est conçue comme une hybridation entre réseau informationnel et réseau technique, grâce à l’ajout massif de capteurs de tous ordres couplés à des systèmes de visualisation et d’organisation de données. La ville, en tant que telle, ne devient pas vraiment plus intelligente, des dispositifs d’intelligence artificielle ne sont pas non plus spécialement diffusés partout dans l’espace urbain ; simplement, des objets auparavant « muets » se mettent à parler, ce qui permet dans un second temps d’utiliser ces données à des fins de gestion.

On peut repérer trois grands usages du terme intelligence mis en avant par les promoteurs des smart cities :

1. L’intelligence est invoquée sous le motif de l’optimisation des flux de données et des circulations de biens et de personnes, et comme un mode d’utilisation raisonné des ressources. Elle constitue alors l’un des piliers du caractère indissociablement durable et rentable des villes de demain.

2. L’intelligence serait liée à la capacité des smart cities à accroître la transparence des politiques urbaines et à faciliter les interactions entre les citoyens-usagers et les autorités métropolitaines. L’exemple souvent cité à cet égard est celui de l’application SeeClickFix, mise en place à Chicago et Washington et qui permet d’envoyer des requêtes directement aux pouvoirs publics en cas de dysfonctionnement des dispositifs urbains.

3. Enfin, la smart city serait une façon de concevoir à nouveau le système de fonctionnement urbain comme une totalité intégrée. Le smart ne constitue pas une nouveauté radicale dans la conception des villes mais plutôt une intensification de leur métropolisation, axée sur la double logique d’optimisation des flux et de gouvernement des conduites comme des circulations.

Pour l’instant, la smart city est avant tout un signifiant flou distribué dans un assemblage d’images, de textes, de schémas, c’est une nouvelle manière de raconter l’urbain encore très largement fictionnelle. Sa réalité se limite à quelques portions de villes et à des artefacts dont la portée est logiquement exagérée par la publicité qui en est faite. Cela étant, elle se traduit par l’installation de dispositifs bien opératoires, des plus terrifiants, comme les programmes de reconnaissance faciale et les virtual fences (clôtures virtuelles) à ceux qui désormais tissent notre quotidien : les puces RFID (comme pour le pass Navigo), la géolocalisation des GPS, les smartphones, les tablettes numériques, les programmes de « réalité augmentée », les SCADA (terminaux distants qui permettent de gérer un environnement technique), les compteurs Linky… On retrouve une myriade d’objets connectés, mais ils ne forment pas (encore) une totalité unifiée. La smart city ressemble toujours, à l’heure actuelle, à une déclinaison de la ville utopique du XIXe siècle, avec cette idée qu’il serait possible de saisir les principales caractéristiques d’un environnement urbain au premier coup d’œil, de faire se rejoindre la carte et le territoire, la vie et la police. Depuis un tableau de bord centralisé, les gouvernants pourraient alors gérer l’ensemble des fonctions urbaines pour rendre (enfin) la ville intégralement gouvernable.

Perspectives critiques et terrains de lutte

La métropolisation est d’abord un phénomène sensible. Par conséquent, c’est sur ce même plan du sensible qu’elle suscite une défiance immédiate, à partir de laquelle trouve à s’articuler une critique, que l’on pourrait qualifier d’esthétique (au sens où elle s’attaque aux formes et aux matières qui font la métropole). En se baladant dans les grands centres métropolitains, beaucoup d’entre nous ont pu éprouver la sensation de se trouver dans un environnement hors-sol tenant plus de la maquette d’architecte que d’un lieu de vie. Sensation prégnante de déjà-vu, de déambuler inlassablement dans la même ville du fait de la standardisation et de l’uniformisation des aménagements et mobiliers urbains ; sidération ou sentiment d’écrasement ressenti face à ces réalisations architecturales titanesques…

Au-delà de ce registre esthétique, la métropolisation constitue aussi un objet de critique politique et sociale. La métropole est décriée pour la muséification ou la touristification dont elle est vectrice, pour l’éviction des pauvres des centres-ville et la transformation des quartiers qu’elle entraîne. Elle est critiquée aussi sur son volet juridique, pour la concentration des pouvoirs et le millefeuille institutionnel sur lequel elle repose. Est dénoncée encore l’influence néfaste qu’elle exerce sur l’ensemble du territoire : extension du marketing territorial aux zones rurales, abandon des petites lignes de train au profit des lignes TGV, délaissement des bourgs et des zones faiblement valorisables, accroissement de la réglementation des espaces naturels, etc.

Ces critiques ont notamment surgi dans l’espace public à l’occasion d’événements d’ampleur internationale. Portées par des mouvements d’opposition, elles étaient centrées sur la résistance à l’éviction des populations les plus pauvres des centres-villes et accompagnées de toute une panoplie de gestes politiques, manifestations, occupations d’immeubles, productions de textes et d’affiches. Elles ont depuis fait le tour du monde. De Séoul à Atlanta en passant par Athènes et Rio, les Jeux Olympiques ont suscité d’importants mouvements de protestation à l’endroit des opérations accélérées de métropolisation qui parviennent, en quelques années à peine, à reconfigurer complètement le tissu urbain des villes hôtes.

De manière plus diffuse, les mouvements d’opposition à la métropolisation ont également pris corps dans la résistance à des opérations d’urbanisme moins « événementielles », comme le réaménagement de quartiers ou de parcs. Parmi les exemples à la fois les plus récents et les plus emblématiques, on peut citer l’occupation du parc Gezi et de la place Taksim, à Istanbul, en 2013, ou la révolte du quartier de Sants à Barcelone qui a fait suite à l’expulsion du Centre Social Autogéré Can Vies en mai 2014. En France, le cas le plus actuel et le plus retentissant concerne une lutte engagée en ce moment même à Marseille contre le réaménagement de la place Jean Jaurès, dans le quartier de la Plaine. Ce qui nous intéresse particulièrement dans ces luttes de quartier, c’est que leur moteur est tout autant la résistance à la métropolisation (à l’inscription spatiale du capitalisme ou à l’autoritarisme des pouvoirs publics), que la défense des usages et des manières de vivre qui précèdent l’opération d’urbanisme dénoncée. Elles ont cette qualité de ne pas se satisfaire d’une pure dénonciation, elles allient en conséquence une dimension affirmative et positive à la critique de la métropole.

Les théories critiques dominantes dans les courants anti-métropolitains gravitent pour l’essentiel autour de la notion de « gentrification ». D’origine académique et héritière d’une tradition intellectuelle allant de Georg Simmel et Siegfried Kracauer à Henri Lefebvre ou, plus récemment, David Harvey, cette dernière éclaire le caractère spatialisé de la domination urbaine par des enquêtes empiriques attestant le remplacement des classes populaires des centres-ville par des populations de classes plus aisées. S’il n’y a pas lieu de nier la réalité du phénomène décrit par les théoriciens de la gentrification dans de nombreux quartiers de villes du monde entier, ce type d’analyse présente trois inconvénients majeurs.

Le premier a trait à l’effet totalisant de l’interprétation qu’il propose, ce qui explique en partie son omniprésence dans les débats sur la ville. La gentrification condense l’ensemble des critiques formulées à l’encontre de l’économisation et du gouvernement des villes sur l’argument du remplacement de population. L’argument tient lieu tout à la fois de clé interprétative (il s’appliquerait partout sans transformation majeure) et de bannière (il donnerait sens aux luttes ou en élargirait nécessairement les enjeux). S’il est vrai que le concept fédère et donne une image nette d’un aspect du problème, il occulte en même temps d’autres modes de description et de problématisation. Plus ennuyeux, il recouvre bien souvent à l’avance les pensées critiques qui se construisent là où les problèmes se posent, celles qui tiennent compte des êtres et des positions en présence, des parcours de vie et des possibilités d’action.

Le second inconvénient découle du premier. En unifiant et généralisant le phénomène, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, la gentrification participe moins à le défaire qu’à le renforcer. La gentrification agit comme unique ressort de son propre développement, lequel semble régi par des lois inflexibles (et ce, que son moteur soit l’offre ou la demande, qu’il soit socioculturel ou économique). La gentrification semble s’imposer partout avec la même implacable efficacité ((On notera tout de même la publication récente (2016) d’un livre écrit par un collectif de jeunes chercheurs soucieux de pluraliser la notion et les contextes dans lesquels elle prend sens. Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau, Hovig Ter Minassian, Gentrifications, Paris, Amsterdam Editions, 2016, 357 p. Sous leur plume, le remplacement des populations n’est ni le seul moteur, ni le seul régime interprétatif de l’économisation des villes, il ne procède pas nécessairement par paliers, n’est pas forcément linéaire, et les « gentrifieurs » n’en sont pas les acteurs unanimement intentionnels. Ceci étant-dit, l’ouvrage est récent et dénote dans le paysage de la géographie critique.)). Comment résister à un phénomène aussi massif, aussi omniprésent ? Quelles autres prises que la dénonciation nous laisse-t-il ?

L’embarras vient enfin de la personnification de la domination induite par cette tournure, du climat de suspicion qu’elle génère et, in fine, de l’impossibilité d’investir politiquement l’une ou l’autre des positions sociales qu’elle décrit : qui se vit comme gentrifié ou gentrificateur ? On ne voit pas bien comment nouer depuis cette alternative des alliances capables de déjouer la méfiance et l’inattention polie que la métropole dresse entre les formes d’existences qui la peuplent ordinairement.

À de nombreux égards, on peut lire le présent ouvrage comme une tentative de proposer une autre manière de percevoir et de concevoir les rapports de pouvoir associés à la transformation actuelle des villes. Il s’agit bien de rendre compte de ces rapports de pouvoir (et là où il y a pouvoir il y a résistance), de décrire les grandes opérations de gouvernance métropolitaine, mais tout en potentialisant ce qui d’ores et déjà les mine, les déborde et les configure autrement.

La métropolisation, phénomène diffus et lacunaire

Les métropoles contemporaines se développent de manière très inégale, et ce à l’échelle des agglomérations comme à celle, plus réduite, des quartiers, des différentes zones urbaines et périurbaines qui composent les territoires. Une même aire métropolitaine peut en ce sens regrouper des zones très diversement « développées », et l’on peut trouver au sein même de ces zones, à l’échelle d’un îlot ou d’une rue, des fractions de l’urbain elles encore disparates. Cette hétérogénéité est accentuée par le mode de diffusion du phénomène métropolitain : à côté des grands projets prestigieux, la conversion des réalités urbaines prend autant par des projets d’ampleur beaucoup plus réduite, des petits aménagements d’espace public disséminés un peu partout dans la ville. Elle est accentuée encore par sa diffusion sensible et l’adhésion subjective qu’elle requiert. Il ne suffit pas de quelques réalisations architecturales et d’une bonne campagne de marketing pour convertir l’entièreté d’une population urbaine à l’ethos métropolitain. Ce caractère diffus, éclaté, rend le processus d’ensemble difficile à appréhender, cela fait sa force mais cela fait aussi de lui un phénomène éminemment paradoxal.

Attachons-nous un temps au centre-ville de Barcelone et à son processus chaotique et pourtant exemplaire de métropolisation. Vue d’en haut, la métropolisation à la catalane peut être considérée comme exemplaire, étant donnés les flux internationaux qu’elle attire, l’attraction qu’elle génère. Pourtant, elle est en même temps très controversée du côté des habitants : Barcelone est sans doute la ville européenne où la vie de quartier y est la plus animée, celle qui a connu le plus de luttes contre des réaménagements urbains ou des promotions privées ces quinze dernières années. C’est aussi la première métropole à avoir élu pour maire une personnalité directement issue d’un mouvement social lié précisément à la question du logement ((Nous faisons référence à Ada Colau, maire actuelle de Barcelone et ancienne porte-parole de la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire.)). Ainsi, des quartiers de l’hypercentre comme celui du Raval peuvent mélanger grands hôtels et commerces touristiques, grands aménagements métropolitains (comme le MACBA, Musée d’art contemporain de Barcelone) et un fort tissu associatif de quartier, des communautés de primo-arrivants encore importantes, des commerces interlopes, mais encore des mobilisations d’ampleur engagées contre la métropolisation du quartier1. Le paradoxe de la métropole barcelonaise est celui d’un processus métropolitain qui, s’il rencontre des succès certains sur le plan du marketing urbain, comme sur celui de sa politique de grands travaux de réaménagement (entamée à la suite des Jeux Olympiques de 1992), échoue dans la conversion sensible de la ville et ne parvient pas à recouvrir l’extrême diversité des formes de vie urbaines.

Illustration de Pierre Bailly
  1. Unió Temporal d’Escribes, Barcelona, Marca registrada : un model per desarmar, Virus Editorial, 2004. []