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Des vies disparates dont les amalgames rendent des territoires récalcitrants

A propos de «Quartiers vivants. enquête sur des territoires urbains qui résistent à la métropole», publié aux éditions D’une certaine gaité, écrit par Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery et illustré par Pierre Bailly

Josep Rafanell i Orra

Les enquêtes qui composent cet ouvrage, portant sur des quartiers singulièrement réfractaires aux processus de métropolisation, opèrent par une approche que l’on pourrait appeler générative en ce qu’elle s’attache aux devenirs toujours imprévus des coexistences entre des êtres, humains et non-humains, et aux résurgences des vieilles histoires qui ont sédimenté la vie d’un quartier.

On est alors au plus loin d’une sociologie critique qui chercherait à confirmer ce qu’elle pense déjà savoir. Car c’est dans leur générativité que les assemblages par lesquels s’instaurent des lieux trouvent les ressources pour résister à la gouvernementalité. Et les manières de nous étonner.

Alors, la question qui se pose aux chercheurs est plutôt : comment se saisir des vies qui ne sont pas les nôtres, comment approcher ce qui fait lieu, comment éveiller des perceptions irrégulières portant sur les embrouillaminis de modes d’existence dans lesquels se trament les situations auxquelles, soudainement, on appartient ?

Et comment se faire accueillir face à la réticence de ceux qui ne nous ont rien demandé, et puis parce que l’on veut transmettre quelque chose qui tient à l’esprit d’un quartier, que l’on voudrait le faire partager, et que cela devient urgent ? Les auteurs revendiquent une approche vitaliste et spirituelle. Il ne faut pas avoir peur des mots. Vitalisme car c’est la vie même qui est en jeu dans leur recherche, l’enchevêtrement de manières d’exister, y compris celles des chercheurs. Spiritualité car il s’agit de percevoir quelque chose de l’ordre des formes et des forces qui animent des lieux. Percevoir une réalité vivante, c’est déjà participer au réel observé. Ou contribuer à ses manières d’exister, à ce qui anime ces êtres et s’anime entre eux et les choses. Et s’attarder sur d’anciennes histoires qui insistent à vouloir affleurer à nouveau.

L’enquêteur devient alors une sorte d’itinérant en quête de… Mais de quoi au juste ? Ici, de ce qui résiste, des opacités à l’intelligibilité de l’entreprise aménageuse dans le monde enchanté de la métropole. Après tout, « ni les quartiers, ni les esprits n’aiment les enquêtes ». Ce sont là les derniers mots de l’introduction à Quartiers vivants, un livre… d’enquête qui au travers des Murs à Pêches de Montreuil, et du quartier Saint Léonard à Liège, agit comme une déambulation entre des vies disparates dont les amalgames rendent des territoires récalcitrants, aussi bien aux aménageurs qu’aux sociologues critiques.

Quartier vivants
Lire le texte intégral de l’introduction de cet ouvrage sur notre site

Si les auteurs récusent la notion de gentrification, trop catégorielle, trop identitaire, pour lui préférer celle de métropolisation, c’est qu’elle dit mieux les nouvelles formes de gouvernementalité qui combinent l’impitoyable mise en valeur du territoire, avec la brutalité de leurs Plans prospectifs, et l’action douce, par « le bas », de l’enrôlement d’entrepreneurs high-tech écolos, d’acteurs de l’économie sociale et solidaire dont l’action participe imperceptiblement à la colonisation de lieux rétifs à l’administration de la valeur.

« De pays en pays, de cité en cité, de quartier en quartier, il y a un cycle de la normalisation. Tout commence par un « quartier populaire ». Un « quartier populaire » n’est pas un quartier pauvre, du moins pas nécessairement. Un « quartier populaire » est avant tout un quartier habité, c’est-à-dire ingouvernable. Ce qui le rend ingouvernable, ce sont les liens qui s’y maintiennent. Liens de la parole et de la parenté. Liens du souvenir et de l’inimitié. Habitudes, usages, solidarités. Tous ces liens établissent entre les humains, entre les humains et les choses, entre les lieux, des circulations anarchiques sur quoi la marchandise et ses promoteurs n’ont pas directement prise. L’intensité de ces liens est ce qui les rend moins exposés et plus impassibles aux rapports marchands. Dans l’histoire du capitalisme, cela a toujours été le rôle de l’État que de briser ces liens, de leur ôter leur base matérielle afin de disposer les êtres au travail, à la consommation et au désenchantement ».

En reprenant ainsi dans leur conclusion les mots du texte d’intervention politique La fête est finie, à propos de l’opération Lille 2004, les auteurs inscrivent leurs enquêtes dans un travail généalogique de l’entreprise de capture et de destruction métropolitaine.

On savait les opérations de distribution opérées par les anciennes formes de gouvernement (de places, d’identités, de classes…), nous voilà dorénavant dans un nouvel âge : celui de l’intégration totalisante dans des parcours balisés de la Smart City, avec ses algorithmes, des positions dans le réseaux, ses nouvelles formes d’identification. La métropolisation, aujourd’hui, réunit dans un même plan les distributions sociales, ses rebuts et l’intégration de tout être et de toute chose dans ses flux optimisés. Le tout indissociable d’une action de pacification.

Mais ce serait sans compter avec un reste, notre inadaptation, ce qui se recompose à chaque fois dans des amalgames improbables, qui fait resurgir des histoires aberrantes, toujours souterraines, propres à l’esprit d’un quartier… Jusqu’à quand ?

Les chercheurs ne sont alors rien d’autre que des itinérants entre des formes de vie. Mais il arrive qu’ils soient possédés par la passion du récit. Et cela aussi, il faut pouvoir le raconter, afin de faire surgir de nouvelles formes de partage. Par des déplacements, pouvoir dire ce qui se passe ailleurs. L’enquête est alors au fond la quête… d’un étonnement.

Le livre dont il est question reste fidèle à une expérience. L’expérience d’être animés par la vie des lieux que l’on appelle des quartiers, d’être happés dans leurs fragments et traversés par leurs connexions partielles à d’autres fragments. Il s’agit d’incarner des cartographies dont les contours restent fuyants. Les auteurs de Quartiers Vivants refusent le docte rôle des interprètes. Aussi, ne prétendent-ils pas à plus que de participer du réel dont ceux-ci sont les lieux. Nous le faire partager. Et c’est beaucoup.

Références


Podcast de présentation du livres Quartiers Vivants, paru aux dans la collection « Enquêtes sauvages », aux éditions D’une certaine gaieté, réalisé en octobre 2020 par Cabiria Chomel.

Une version de ce texte a été originellement publiée sur le site Lundimatin au moment de la publication du livre.