Méel (la grand-mère), la « Terre-mère », ancêtre immémorial des peuples tsotsils des hauts plateaux du Chiapas, est considérée comme la principale autorité dans le rituel du K’in tajimol (« les jeux du Soleil »), également appelé « carnaval » en espagnol. Cette entité incarne la totalité de l’univers maya (osil balamil), associant deux territoires complémentaires, les Hautes et des Basses Terres, tout en figurant dans le même temps un « moi collectif » qui revient chaque année du monde des morts pour rappeler aux vivants les principes du bon gouvernement que les a’mtel patan (autorités du monde des vivants) doivent respecter, comme un service au peuple.
Ce que produit la « Terre-mère » doit être distribué en réciprocité du travail (comme service) que réalisent les collectivités humaines qui s’en nourrissent. Ceci n’implique pas seulement l’aspect biologique de se nourrir de la Terre, mais aussi de se nourrir, en tant qu’éléments constitutifs de la terre dans l’imaginaire collectif des Tsotsils, entre personnes et collectivités (humaines, animales et végétales). Ne pas respecter cette réciprocité pourrait déclencher les forces destructrices de la « Terre-mère », provoquant catastrophes et maladies.
Présentation de l’article de Rocío Noemí Martínez González pour les Cahiers du FCPCI, numéro 7, 2020.
Dans cet article, je voudrais montrer à travers un rituel maya tsotsil, le K’ in tajimol, comment les peuples originaires développent, dans leurs pratiques du rituel, des formes de politique et de communication qui leur permettent de se reconnaître dans un territoire commun et des histoires partagées à travers le temps. À cet effet, je développerai trois points principaux pour essayer de cerner les formes du politique impliquées dans le rituel, et tout à fait étrangères aux pratiques associées aux partis politiques :
- Un bref contexte du K’in tajimol, la fête la plus ancienne des peuples tsotsils.
- La fête dans un champ démonstratif de réciprocité parfois antagoniste et contradictoire entre les équipes d’acteurs de la fête, incarnant les vivants et les morts, constituant les collectifs du rituel.
- Le « moi collectif » incarné par les autorités de la fête et le « devenir indigène » envisagé à partir des principes dits de « bon gouvernement », où les morts (les ancêtres) sont une référence indispensable pour la manière d’agir des vivants, dans la reconfiguration et le type de relations établies entre tradition et autonomie. Celles-ci conduisent à des propositions inédites sur la pratique politique chez les peuples indigènes du Mexique, construisant actuellement de nouvelles relations entre indigènes et non-indigènes.
Rocío Noemí Martínez González paragraphe introductif de l’article des Cahiers du FCPCI, numéro 7, 2020.
On voit bien comment le dispositif patrimonial agit : en l’occurrence comment il pousse à prendre la carte pour le territoire. Or la situation que présente Rocío Noemí Martínez Gonzále depuis le Chiapas zapatiste est en net contraste : pas de fiche d’inventaire, pas d’Unesco et pas de Convention, pas de patrimoine immatériel dûment estampillé, mais un territoire concret composé de communes autonomes, surgi du soulèvement zapatiste (dans l’état du Chiapas, le 1er janvier 1994), des principes de Bon gouvernement portés par des conseils du même nom mis en place par l’EZLN, et un très ancien rituel festif maya tsotsil, en vigueur dans deux communes voisines, l’une constitutionnelle et dont la fondation remonte au XVIe siècle, l’autre autonome, de création zapatiste et où le rituel a été repris et reconstitué en 1996.
Noemí Martínez invite à saisir la portée politique du geste de reprise : renouer le lien avec les ancêtres et réparer l’oubli d’une attitude de réciprocité envers la Terre-mère ; mettre en correspondance la narrativité de la fête avec l’organisation politique alternative et les principes de gouvernement qui la fondent ; instaurer une continuité historique et temporelle qui permette de situer l’insurgence au registre d’un « devenir-indien », considéré comme l’alternative à la destruction planétaire en cours, et construire un moi collectif fondé sur de nouvelles relations entre indiens et non indiens ; de manière générale faire de l’histoire, de la mémoire et de la tradition des moyens de l’autonomie.
On notera qu’il est moins question de territoire que de communauté au sens de communauté de vie dans un territoire traversé par la permanence de la lutte — soumise à une situation de guerre de basse intensité — : l’autonomie vise l’auto-gouvernement de la société et la rupture avec le centralisme d’état, mais si elle se déploie dans l’expérience des lieux, elle s’inscrit dans la perspective d’un nouvel universalisme, un universalisme concourant à la reconnaissance des différences concrètes ; elle s’instaure sur l’entrelacement de l’ethnique, du national et de l’international (Baschet, 2005).
Le texte de Noemí Martínez a l’immense mérite de présenter une situation qui se démarque du registre de la curiosité culturelle — avec lequel le PCI (Patrimoine culturel immatériel) semble ne pas avoir rompu. Le rituel du K’in tajimol n’est pas un motif culturel, ingrédient d’une politique de la reconnaissance, aux relents colonialistes (Coulthard, 2018), mais un acte expérientiel et donc existentiel, un acte d’auto-reconnaissance qui témoigne d’une inversion de statut des peuples indigènes, non plus victimes mais émancipés et maîtres de leur destin. Il invite de ce point de vue à une critique serrée de la raison patrimoniale occidentale.
Jean-Louis Tornatore, « Patrimoine et territoire, limites et impasses d’une “parenté conceptuelle” », présentation des Cahiers du FCPCI, numéro 7, 2020.
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Rocío Noemí Martínez González
Historienne de l’art par l’UNAM à Mexico et docteur en anthropologie sociale par l’EHESS-Paris. Depuis plus de 20 ans, elle fait des recherches sur les structures artistiques et iconographiques dans divers villages mayas, de la jungle et des hautes terres du Chiapas. Elle a étudié la mémoire rituelle dans différentes festivités, notamment un carnaval tsotsil dans une commune autonome du Chiapas. Elle est professeur à la Facultad de Ciencias Sociales/UNACH de San Cristóbal de Las Casas et membre des séminaires de l’Universidad de la Tierra et du collectif des femmes de la Sixième déclaration de la forêt Lacandone à Jovel (San Cristobal de Las Casas, Chiapas). à Paris, elle collabore avec le LESC, et est membre du Séminaire des Américanistes. Elle est également l’auteur du film documentaire Le K’in tajimol dans la municipalité autonome de Polhó Cd, films Paris, Batsilk’op Chiapas, (2006-2014).