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La vie contre la psychiatrie

A l’heure où la biopolitique parachève son emprise sur nos existences, la situation que connaît la psychiatrie nous apparaît être un cas paradigmatique : alors qu’elle prétend se désinstitutionnaliser, la psychiatrie – qu’il s’agisse de son institution et son en-dehors – n’a probablement jamais autant été à l’avant-garde de la biopolitique.

« La bonne conscience des psychiatres m’a déçu ».

Michel Foucault

A l’heure où la biopolitique parachève son emprise sur nos existences, la situation que connaît la psychiatrie nous apparaît être un cas paradigmatique : alors qu’elle prétend se désinstitutionnaliser, la psychiatrie – qu’il s’agisse de son institution et son en-dehors – n’a probablement jamais autant été à l’avant-garde de la biopolitique.

La psychiatrie, avant-garde de la biopolitique

Abattre les murs épais de l’asile comme l’entreprend l’institution psychiatrique elle-même – selon une approche basée sur l’ « empowerment » et la « réhabilitation psychosociale » – ne permet en rien d’en finir avec son caractère coercitif ; au contraire, ce processus ne fait que l’étendre à toute la société, selon la même logique de libération-capture que mettait en évidence Michel Foucault à propos du geste de médicalisation de la folie entreprit par Philippe Pinel au XVIIIe siècle. « Peut-être l’appartenance de la folie à la pathologie doit-elle être considérée plutôt comme une confiscation […] mais non pas déterminé en aucune manière par l’essence même de la folie » (Michel Foucault, Historie de la folie). Il est en effet classique de dater la naissance de la psychiatrie moderne à l’arrivée de Philippe Pinel à l’hôpital Bicêtre en 1793, moment où la folie devient l’objet d’une connaissance – et surtout d’un pouvoir – scientifique. « On croit que Tuke et Pinel ont ouvert l’asile à la connaissance médicale. Ils n’ont pas introduit une science, mais un personnage, dont les pouvoirs n’empruntaient à ce savoir que leur déguisement, ou, tout au plus, leur justification. Ces pouvoirs, par nature, sont d’ordre moral et social ; ils prennent racine dans la minorité du fou, dans l’aliénation de sa personne, non de son esprit. Si le personnage médical peut cerner la folie, ce n’est pas qu’il la connaisse, c’est qu’il la maîtrise » (Ibid.). Avec cette tentative de faire de la folie un objet séparé de la vie et du seul ressort de la science médicale, c’est une « certaine forme de conscience, historiquement située, qui s’est emparée de la folie et en a maîtrisé le sens. Si cette conscience nouvelle semble restituer à la folie sa liberté et une vérité positive, ce n’est pas par la seule disparition des anciennes contraintes, mais grâce à l’équilibre de deux séries de processus positifs : les uns sont de mise à jour, de dégagement, et, si l’on veut, de libération ; les autres bâtissent hâtivement de nouvelles structures de protection, qui permettent à la raison de se déprendre et de se garantir au moment même où elle redécouvre la folie dans une immédiate proximité. Ces deux ensembles ne s’opposent pas ; ils font plus même que se compléter ; ils ne sont qu’une seule et même chose – l’unité cohérente d’un geste par lequel la folie est offerte à la connaissance dans une structure qui est, d’entrée de jeu, aliénante. […] Ce double mouvement de libération et d’asservissement constitue les assises secrètes sur lesquelles repose l’expérience moderne de la folie » (Ibid.).

La principale direction que prend la psychiatrie contemporaine repose sur un triptyque glaçant : « soin, empowerment, réinsertion », où se mêlent, entre autres, « remédiation cognitive », « coaching de soutien à l’emploi », « prise en charge familiale » ou encore « entraînement aux habiletés sociales ». Tous les domaines de la vie deviennent explicitement l’objet du soin psychiatrique. De la même façon que Pinel en « libérant le fou » le soumettait en fait au pouvoir médical, cette nouvelle psychiatrie, en « libérant les fous » de l’enfermement à l’hôpital, les soumet à l’exigence d’une intégration à la société, intégration sans laquelle il sera toujours considéré comme « malade » : à présent, soigner ne consiste plus simplement à faire disparaître les symptômes mais à « intégrer » le patient. Dans la froideur bienveillante de ce nouveau langage médical, on peut entendre par exemple que « occuper un emploi est l’un des critères du rétablissement ». Mais cette nouvelle approche ne vient pas remplacer la vieille psychiatrie policière ; au contraire cette dernière se porte bien, à en juger le nombre de patients hospitalisés « à la demande d’un représentant de l’État ». Ainsi se dégagent les deux grandes tendances de la psychiatrie « de demain » – et nous y sommes déjà : d’un côté, une approche qui se veut progressiste et inclusive, basée sur l’insertion dans la société par le travail et la bonne conduite sociale ; de l’autre, une psychiatrie répressive et sécuritaire qui gère les troubles à l’ordre public des déviants et les enferme. C’est ainsi que cette pseudo-désinstitutionnalisation ne met en aucun cas un terme à l’enfermement mais permet précisément d’étendre à toute la société les dispositifs de contrôle que la psychiatrie renfermait jusqu’alors. Les « alternatives » à la psychiatrie suivent la même logique que les « alternatives » à la prison : l’enfermement est partout. Le maillage de la société se ressert, tout doit être sous contrôle et aucun en-dehors ni aucun évènement ne sera toléré ; et ce, au nom du complet bien-être.

Mais le caractère éminemment biopolitique de la psychiatrie ne tient pas uniquement à son organisation ni aux types de dispositifs qu’elle met en place mais aussi à la conception de la vie sur laquelle elle se construit. Le postulat sur l’existence qu’implique telle ou telle théorie de la psyché a un effet sur le réel et façonne les subjectivités en réécrivant l’âme (pour reprendre la formulation de Ian Hacking dans son livre L’âme réécrite, étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire). Et en effet, postuler qu’un sujet existe indépendamment de son monde, que sa psyché est soumise à des lois naturelles dont on peut décrire le fonctionnement ou encore que sa relation à autrui est forcément de l’ordre de la projection du « Moi » ou du transfert, sont autant d’éléments sur lesquelles s’appuie la gouvernementalité. La séquence du covid où nous étions réduits à notre corps, à un pur état biologique, en fut le triste exemple. C’est aussi cette subjectivité contemporaine occidentale qui a permis de sauver le capital qui, en investissant la sphère du « Moi », s’est anthropomorphisé comme l’avait remarquablement perçu Giorgio Cesarano dès les années 1970 : « Entrevoir aujourd’hui le capital dans la nouvelle assise qu’il tend à assumer, critiquer à sa naissance sa nouvelle utopie, c’est – tout court – voir comment l’être-capital s’insinue dans l’être-homme avant de s’y transfigurer, de même que sa loi de valorisation, comment la composition organique du capital, faite de domination du mort sur le vivant, tend à coïncider avec la composition organique de la « vie », devenue son produit par excellence. Le Moi-capital est la nouvelle forme que la valeur veut assumer à la suite de la dévalorisation » (Giorgio Cesarano, Apocalypse et révolution). Cette valorisation sociale du « Moi » est devenue la nouvelle sphère de valorisation économique : devenez vous-même, accomplissez-vous, vous êtes la valeur. « Il faut que la forme de valeur coïncide, à l’intérieur de la « personne » avec son centre propulseur même, avec l’Ego. En s’anthropomorphisant, le capital assume dans l’intériorité de la personne le Moi comme quantité en procès autonomisé. […] On ne demandera plus à personne de se renier comme personne pour se dépenser en tant que quantité d’énergie : au contraire, on demandera à chacun de se produire énergiquement comme quantité personnifiée de valeur. […] Fais ce que tu veux pourvu que cela passe par la valorisation socialisée de toi-même. […] L’arme ultime pour exorciser l’autogestion généralisée c’est l’égoarchie généralisée. Tous pour l’un qui est en tous, afin que survive encore un peu l’Aucun » (Ibid.).

Après donc avoir postulé que le sujet était fondamentalement séparé de son monde, le découpant en une somme de fonctions réflexes et de symptômes, après avoir fait du sujet contemporain un égo à soigner et dont le soin consiste à faire grossir cet égo età le valoriser socialement, à en devenir l’auto-entrepreneur, la psychiatrie propose à ce sujet contemporain comme seules pistes d’exploration de son rapport au monde tantôt des projections de la psyché tantôt des interactions cybernétiques. Il n’y a alors rien de surprenant à voir émerger cette étrange catégorie nosographique d’« éco-anxiété » qui coupe une énième fois l’individu de son monde, au moment où ce qui se passe pourrait conduire des vies à précisément sortir de cet état dans lequel elle ne valent plus la peine d’être vécues(pour reprendre les termes de Winnicott). C’est ainsi que les psychiatres, en bon garants de l’ordre, viennent au secours du Capital. En proposant cette nouvelle maladie avant même qu’il s’agisse d’un enjeu de santé publique (selon leur propre aveu) les psychiatres proposent aux gouvernements des moyens de gérer un éventuel désastre existentiel. Le schéma est toujours le même : en faire un enjeu de santé publique, proposer des outils diagnostiques et des moyens thérapeutiques. Si la jeunesse n’a peut-être jamais autant exprimé sa souffrance existentielle, qu’elle se rassure : la psychiatrie lui proposera bientôt une explication raisonnable à ce qui lui arrive et des moyens thérapeutiques pour s’en sortir – prendre des antidépresseurs et faire du yoga dans la forêt. Et toujours selon les logiques de la valorisation sociale du Moi, la jeunesse pourra intégrer ce diagnostic à son identité pour la revendiquer, toujours comme sujet séparé du monde. On imagine déjà fleurir les « hashtags éco-anxieux » ou les tutos « comment soigner votre éco-anxiété »… Car ce à quoi porte atteinte cette « anxiété », ce n’est pas la vie ni même la santé mais, de manière assumée par les représentants de ce concept, le bien-être : l’éco-anxiété est une atteinte au bien-être de la vie en société. C’est à ce titre-là qu’il s’agit de la soigner et, dans le même geste, de soigner le capitalisme, l’économie et l’écologie – accessoirement, il s’agira d’éviter toute insurrection. Avec cet exemple, deux moyens semblent se dessiner pour tenir une jeunesse qui sent bien que ça ne va pas : l’accomplissement dans l’économie verte en devenant auto-entrepreneur de sa vie et de sa start-up écolo, et le soin de son éco-anxiété (en l’assumant socialement cela va de soi, dans le processus de valorisation du Moi).

« La science dissèque, oppose, procède par abstractions, généralise. À son contact, la vie s’immobilise, file entre ses doigts. La science ne peut concevoir qu’un seul mouvement : le déplacement des corps dans l’espace, et ce mouvement elle le décompose encore en positions successives et le traduit par des courbes, par du statique. De tout ce à quoi elle touche, elle fait de l’immobile, de la nature morte » (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie). Fidèle à la science, la psychiatrie décompose, coupe, sépare. Elle réduit le phénomène de la rencontre – sur lequel elle prétend pourtant se fonder – à une liste de symptômes, en des phénomènes objectivables. « Dans tous ces cas où l’homme est réduit à l’état d’objet, c’est une indignation personnelle qui perturbe notre sommeil et réveille notre contestation, et non une seule difficulté logico-conceptuelle. C’est le sujet qui s’indigne avec toute sa force d’être fait objet et non pas d’être reconnu théoriquement comme objet. […] Le traitement des autres comme une chose, fait de nous-même une chose et cela a un effet d’autodestruction » (Viktor von Weizsäcker, Pathosophie). Tous les postulats sur l’existence qu’elle formule au travers de diverses tentatives de définitions d’une psyché qui s’explorerait et qui s’expliquerait, proviennent d’un « soucis de sécurité technique » pour reprendre les mots de Foucault lorsqu’il évoque la psychanalyse freudienne : « on fait du malade une psyché, où les conduites personnelles se projettent selon les dimensions de réalité impersonnelles, comme cet inconscient freudien, sorte de troisième personnage dans lequel le savoir du médecin tente de rejoindre la souffrance du malade, et dans lequel en réponse le malade se projette sous la forme objective, solide, quasi palpable d’un passé pétrifié » (Michel Foucault, Binswanger et l’analyse existentielle). D’ailleurs, toute l’histoire de l’apparition de la notion de « symptôme » en psychiatrie est l’illustration d’une triste tentative d’exister comme une science à part entière, où l’on n’hésitât pas à s’inspirer, pour les premiers modèles classificatoires d’anatomopathologie, des modèles botaniques de classification des plantes. Les classifications actuelles des « maladies mentales » – le DSM et la CIM – en sont les dignes héritières. Ce que Foucault disait de ces premières classifications où il était question d’un « transfert des désordres de la maladie à l’ordre de la végétation » (Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique) semble toujours d’actualité. La raison n’a jamais autant eu la prétention à organiser ce qui lui échappait.

L’âme et la vie selon Minkowski

Dans le désastre ambiant, nous intéresser à des approches trop peu connues, à des gestes qui peuvent apparaître aujourd’hui des gestes de rupture, peut nous aider à nous frayer un chemin praticable, à nous forger des armes contre le positivisme. À ce titre, le geste d’Eugène Minkowski est tout à fait singulier dans le paysage de la psychiatrie. Si son œuvre reste globalement méconnue, y compris chez les psychiatres, son nom fait parti de l’histoire de la psychiatrie occidentale moderne notamment pour ses travaux de psychopathologie et pour avoir importé le concept de schizophrénie en France. Contrairement à ses confrères contemporains, Minkowski semble avoir au moins pris au sérieux le phénomène de la rencontre – au sens existentiel du terme. De ce fait, il a tout au long de son œuvre tenté de saisir non pas des mécanismes explicatifs de tel ou tel état pathologique, ni même une théorie du fonctionnement de la psyché, mais de dégager des phénomènes psychopathologiques apparaissant dans la rencontre les phénomènes fondamentaux et constitutifs de la vie auxquels ils renvoient. Il propose ainsi dans ses écrits une approche de la vie qui semble échapper à la science. « Aussi, si les sciences s’attachent à l’étude des faits dans la forme matérielle et prosaïque qu’elles leur donnent, ce ne sera toujours qu’un aspect unilatéral du monde, incapable d’englober tous les phénomènes de la vie » (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie). Recentrant la question du soin sur la rencontre, il n’y a pas de place selon lui pour un postulat théorique sur le fonctionnement de tel ou tel type d’individu ; il n’y a qu’une attitude, qu’il qualifie de phénoménologique, et qui permet une connaissance qui ne vient « ni du malade ni de nous-même, mais [qui] se situe, pour ainsi dire entre les deux. De cette manière, se trouve dépassé le subjectivisme qui reste attaché à toute description de nos propres états d’âme » (Eugène Minkowski, Écrits cliniques). En mettant en échec toute réduction mécaniciste, toute explication causale ou toute genèse, son approche permet de s’intéresser au phénomène de la folie en « laiss[ant] de côté son aspect médical » (Eugène Minkowski, Écrits cliniques). Les interactions de l’être avec l’ambiance et le monde ne sont plus ramenées à des « facteurs psychophysiologiques courants, comme les stimuli, les excitations sensorielles, les manifestations motrices élémentaires » mais constituent un principe fondamental de la vie. Pour comprendre ce concept d’ambiance, il faut avoir en tête que Minkowski, en tant qu’élève d’Eugen Bleuler, s’inscrit dans la suite d’une grande question psychiatrique de l’époque : la distinction entre la schizophrénie et la folie maniaco-dépressive. De cette question découle la distinction entre deux concepts, celui de schizoïdie (la faculté à se détacher de l’ambiance) et celui de syntonie (la faculté de vibrer à l’unisson avec l’ambiance) que Minkowski reprend à Bleuler – et que ce dernier reprenait lui-même à Kretschmer. Mais Minkowski ne considère pas ces concepts comme de simples descriptions psychologisantes ; il y voit plutôt deux principes fondamentaux de la vie. Il développe ainsi une conception de la vie selon laquelle nous sommes pris à la fois dans un mouvement d’affirmation individuel – l’ « élan personnel » – mais aussi dans un mouvement de tendance à la fusion avec l’ambiance – l’ « élan vital », ou contact vital avec la réalité – selon une tension entre un mouvement d’individuation et un mouvement de désindividuation, c’est-à-dire à la fois une affirmation contre le flux vital mais aussi et dans le même temps une affirmation de fusion avec ce flux vital. Il n’opère donc pas une psychologisation de l’existence à partir de concepts psychiatriques mais plutôt une dé-psychologisation de ces concepts à partir de ce qu’il considère être leur fondement existentiel. Il ne s’agit en effet pas de deux forces contraires mais de deux aspects différents de notre être, et Minkowski nomme ce double mouvement le conflit anthropocosmique. Là où la psychanalyse se limite, selon lui, aux conflits affectifs intrapsychiques, à notre intériorité, Minkowski tente de centrer son approche psychopathologique sur ce qui est selon lui au cœur de notre existence, notre rapport au cosmos. Car il y a selon lui une « solidarité structurale entre la conscience et le monde » : « Nous savons que l’homme est solidaire de la nature non seulement en ce sens qu’il en fait partie ou, comme le veulent les sciences biologiques, qu’il en est issu et en est un produit, mais encore, et même avant tout, en ce sens que chaque mouvement de son âme trouve un soubassement profond et tout naturel dans le monde et nous révèle ainsi une qualité primordiale de la structure de l’univers. Cette solidarité structurale est une des garanties de l’objectivité du côté poétique de la vie » (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie).

Là où la biopolitique et l’économie tentent de séparer ce qui lie les être entre eux, la « sympathie » est, pour Minkowski, un phénomène originaire qui permet d’affirmer, dans la relation aux autres, l’existence d’une âme. « La sympathie est pour nous un phénomène primitif et essentiel de la vie. Ce phénomène est ainsi irréductible. Il ne demande point à être ramené à des phénomènes soi-disant plus simples que lui. La psychologie classique, en prenant pour point de départ ce qu’elle appelle les sentiments subjectifs et élémentaires, se voit contrainte de décomposer la sympathie en deux étapes, l’une consistant à se rendre compte de la présence d’un sentiment chez un de nos semblables, l’autre, à y réagir par un sentiment adéquat. D’ailleurs, pour la première étape, en considérant la perception comme seule révélatrice de la réalité, elle se trouvera en présence d’une difficulté insurmontable ; après avoir dissocié le phénomène de sympathie, elle se verra obligée d’expliquer la façon dont nous constatons la présence de sentiments chez autrui, et fera appel à des jugements par analogie ou à d’autres artifices du même ordre dont nous ne trouvons nulle trace dans notre conscience. En réalité, la sympathie est ce qu’il y a de plus naturel, de plus « humain » en nous. Elle sert de support, de charpente à notre vie. Nos propres sentiments existent pour nous autant seulement qu’ils sont susceptibles de déterminer de la sympathie autour de nous, et cela ils ne peuvent pas ne pas le faire, car la sympathie est la base même de la vie sentimentale. En d’autres termes, la sympathie est pour nous bien plus primitive que les « pathies », s’il est permis de s’exprimer ainsi, qu’elle semble réunir et le vrai problème est de savoir comment nous arrivons à considérer comme indépendantes ces pathies qui ne forment primitivement qu’un tout indivisible. La psychologie, après avoir réduit notre psychisme à un amas de bribes et après avoir renfermé cet amas quelque part à l’intérieur de nous-mêmes, nous emmure dans une espèce de cuirasse impénétrable et en cherche en vain une porte de sortie. La sympathie, elle, nous fait dire – et qu’on me passe ici ce paradoxe – que notre âme est partout sauf en nous-mêmes ; elle laisse de toutes parts des baies largement ouvertes par où s’échappera tout notre être, dans son élan naturel vers l’ambiance, et par où il absorbera, dans un sentiment primitif d’équivalence et de réciprocité, tout ce qui se trouvera à sa portée » (Eugène Minkowski, Le temps vécu).

L’ « élan personnel » dont parle Minkowski ne s’oppose pas au monde et permet de recentrer la vérité de l’existence sur quelque chose qui n’est pas intérieur. « Mon élan personnel n’est jamais subjectif à proprement parler, il ne vient jamais uniquement du moi, ni se limite jamais à lui, puisque, dans cet élan, je me sens d’emblée solidaire de la vie. Mon élan est personnel, c’est entendu, mais il l’est autant seulement qu’il dépasse ma propre personne, autant seulement qu’il contient un facteur superindividuel. Ce facteur superindividuel, malgré sa puissance, non seulement ne détruit, n’anéantit pas ma propre personne, mais se révèle comme sa véritable raison d’être. […] Mon élan personnel me dit, par lui-même, qu’il se trouve dans l’axe d’un devenir bien plus grand et bien plus puissant que lui » (Eugène Minkowski, Le temps vécu). Si cet élan provient bel et bien du fond de notre être, jaillissant d’une source profonde – la « dimension en profondeur » – cela n’a « rien d’un puits dont on ne pourrait point atteindre le fond ; non, il n’y a là que quelque chose d’infiniment mouvant et vivant, quelque chose qui palpite au fond de notre être, qui donne à celui-ci de la profondeur, qui, insaisissable, se dérobe toujours aux regards curieux de notre savoir, qui, comme une fine toile d’araignée, se réduit en poussière dès que nous croyons l’avoir entre les doigts, qui, fuyant, semble s’en aller au-delà du moi et que pourtant nous sentons être la vraie source de notre vie » (Eugène Minkowski, Le temps vécu). De cette façon, faire l’expérience de soi, être près de soi, ce n’est pas s’emmurer dans le « Moi » mais s’insérer dans un élan bien plus vaste, cosmologique. « Les phénomènes se rattachant au moi le dépassent ainsi dans deux directions : ils vont vers l’ambiance concrète, mais en même temps, sous forme d’un vaste arc susceptible d’englober aussi bien le moi que cette ambiance, ils nous révèlent, par-dessus et par-delà, la contexture générale du cosmos. […] C’est dans ce sens que nous voulons parler de la portée structurale des phénomènes psychiques, ou encore de solidarité structurale entre le moi et l’univers» (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie). Le rapport à soi n’a alors plus rien à voir avec les conceptions habituelles de la psychiatrie et de la psychologie. Ici, se connaître ne consiste pas en une « accumulation de connaissance nouvelles à ce sujet, mais en dernier lieu la reprise de contact avec le fond qui constitue la base de notre vie » (Eugène Minkowski, Le temps vécu). Il en est de même dans le rapport à autrui : « là aussi, derrière ce que nous pouvons connaître d’eux, palpite toujours l’inconscient, cette source intarissable de la vie. Et c’est justement cette source qui crée ce lien intime et primitif entre moi et mes semblables, qui établit une sorte d’identité entre nous, qui en fait mes semblables, semblables non pas dans les manifestations extérieures et superficielles de leur vie, mais justement dans les tendances profondes, inaccessibles à la connaissance, et cependant orientées naturellement vers la recherche de valeurs positives » (Ibid.). Il ne s’agit pas ici de l’inconscient freudien mais de cette dimension en profondeur de notre être, un inconscient qui « en raison de son caractère dynamique et vivant, ne peut être ni étalé, ni décomposé, ni exprimé d’une façon aussi précise, au sens rationnel du mot, que les éléments conscients de nature statique » (Ibid.). En effet, Minkowski n’était pas tendre avec la psychanalyse freudienne : « D’orientation biologique, à tendance matérialiste, basées sur le principe de causalité, tenant uniquement compte des contenus, les conceptions psychanalytiques négligent entièrement les facteurs essentiels qui déterminent, dans les diverses existences humaines, l’aspect du moi et du monde » (Eugène Minkowski, Écrits cliniques).

Si d’un côté le phénomène de la sympathie permet de considérer un rapport existentiel aux autres, une relation qui passe par l’âme, de l’autre la contemplation du monde nous fait faire l’expérience de la vie à un niveau plus profond que l’introspection nombriliste du « Moi » : « lorsque, dans la contemplation, nous pénétrons à travers l’aspect matériel des objets jusqu’au souffle spirituel qui les anime, nous nous sentons, au fond, bien plus proches de l’intériorité de la vie que de l’extériorité des objets, tandis que nous faisons la constatation inverse lorsque, en découpant nos états d’âme, nous les juxtaposons comme des objets » (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie).

L’âme, chez Minkowski, ne renvoie pas à une intériorité. Si l’âme et la psyché font toutes deux partie de la vie, elles ne sont pas pour autant des phénomènes superposables. D’un côté la psyché connaît un mouvement qui descend du spirituel au matériel, tandis que de l’autre l’âme connaît un mouvement inverse : elle correspond au souffle, « s’animer », selon un mouvement qui remonte du matériel au spirituel. « L’âme comme un souffle traverse le monde, c’est à peine si nous entendons le bruissement de ses ailes, si léger, si fin qu’il s’évanouit dès que nous voulons l’écouter. Son rôle n’est point d’exister, mais uniquement d’animer, de passer. Mais cela lui suffit, et sans elle la vie eût été impossible. C’est là la sphère du spirituel. Toute forme sociale, toute concrétisation, toute fixation lui sont étrangères. Ces formes sont trop bruyantes, trop rigides, trop palpables pour elle » (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie). Si d’un côté les faits psychiques s’expriment, de l’autre, et selon un principe d’asymétrie, les faits matériels s’animent. Et en effet, pour Minkowski « L’introspection ne nous met jamais en présence de notre âme ni de ce qui peut animer notre vie intérieure ; par contre, en regardant le monde s’étaler devant nos yeux, nous « devinons », nous saisissons sur le vif l’existence de ce qui l’anime. […] Nous admettons une âme pour nous-même par analogie avec les âmes des autres, tandis que pour les faits psychiques, l’analogie – si en général analogie il y a – emprunte le sens inverse. Les faits psychiques s’expriment tandis que ce sont les faits matériels qui s’animent. L’âme ainsi dans son indifférenciation s’oppose à la diversité des faits exprimables » (Ibid.). L’âme ne se réduit donc pas à l’intériorité, elle « n’est point le siège ni l’ensemble de notre vie mentale » (Ibid.). Une telle conception de la vie a le mérite de prendre au sérieux la question de l’âme sans la psychologiser. Individualiser ces deux phénomènes – animer et exprimer – relève évidemment de l’abstraction et dans la contemplation ils apparaissent finalement ne dépendre ni du psychique ni du matériel. Ils sont bien plus primitifs et essentiels « que les prétendues perceptions et spections au moyen desquelles nous croyons pouvoir tout connaître. Car, au fond, rien ne paraît plus surprenant qu’un objet qui n’exprime rien » (Ibid.). C’est ainsi que contrairement à « l’astronomie qui ne considère que l’aspect prosaïque de l’étoile dans ses rapports avec d’autres astres, [la cosmologie] cherchera à embrasser le tout qu’y découvre le regard de l’enfant, en y trouvant l’image – et image ici est tout autre chose que projection au dehors puisqu’image et « objet » ne font qu’un – de sa propre âme, en y décelant tout un monde » (Ibid.). Si les sciences arrivent un jour à donner une explication mécanique et scientifique de l’univers, ce sera à la condition de le « dépoétiser entièrement » (Ibid.). Pour Minkowski, ce n’est pas l’homme-poète qui ajoute de la poésie à un monde qui le précéderait mais « la science [qui] dépoétise le tout pour en dégager ainsi son propre domaine » (Ibid.).

Il y a chez Minkowski une irréductibilité des phénomènes psychiques à toute classification. C’est ainsi qu’il fait état du « malaise » que lui provoquait la « triade psychologique » – le modèle psychologique en vigueur à son époque et qui sépare la vie psychique en trois éléments : la volition, l’intelligence et l’affectivité – car il y a pour lui une « divergence […] entre les prétendus éléments de la vie psychique et cette vie elle-même, prise dans son ensemble. […] On dirait qu’ils restent dans leur schématisme en dehors de la vie qui, dans sa richesse inépuisable, n’est que mouvement et création. […] En présence du flux de la vie, ils ne peuvent point subsister » (Eugène Minkowski, Vers une cosmologie). La folie redevient avec lui un phénomène « extrascientifique » (Eugène Minkowski, Psychiatrie et Métaphysique, dans Revue de Métaphysique et de Morale), qui « fait parti de la vie ». Elle est certes un évènement « d’une gravité exceptionnelle », une « issue fatale » mais elle reste « essentiellement humaine » (Ibid.). Une approche que poursuivra le philosophe Henri Maldiney en faisant de la folie un existential.

Dans son rationalisme morbide (pour reprendre une expression minkowskienne), la psychiatrie évince cette question de l’âme et nous réduit à de simples sujets dotés d’une psychologie. Dans le même geste, elle façonne l’âme. C’est le constat que fait Minkowski à propos des « psychologies dites scientifiques » qui « vont même jusqu’à s’enorgueillir de faire de la psychologie « sans âme ». Et même si elles ne le font pas explicitement, de cette « âme », elles nous donnent un aspect bien déformé et unilatéral, adapté aux fins qu’elles poursuivent » (Eugène Minkowski, Le contact humain, dans Revue de Métaphysique et de Morale).

La rencontre se fait dans le pathique

La rencontre ne peut s’appréhender qu’en dehors des conceptions psychologisantes de la psychiatrie. Et c’est vraisemblablement parce qu’il voyait dans cette question de la rencontre un moyen de sortir de l’objectivité naturelle et du naturalisme que Foucault s’est intéressé à l’analyse existentielle développée par le psychiatre suisse Ludwig Binswanger, « Il faut donc revenir, par-delà tous ces oublis, par-delà toutes ces rechutes dans l’objectivité naturelle, à la rencontre originaire du médecin et du malade » (Michel Foucault, Binswanger et l’analyse existentielle). S’il fut d’abord attiré par la psychanalyse, Binswanger s’en est éloigné lorsqu’il rencontra l’œuvre de Husserl – ce qui ne l’a pas empêché de maintenir une longue correspondance avec son ami Freud. Un an après la publication de Sein und Zeit, Binswanger devient essentiellement heideggerien et tente de réinterpréter les existentiaux que développe Heidegger, ce qui lui permet de penser en terme de « monde », de « projet » ou encore de Dasein et de fonder la Daseinsanalyse. « En élaborant la structure fondamentale de l’être en tant qu’être-dans-le-monde, Heidegger a mis entre les mains du psychiatre un fil d’Ariane méthodologique grâce auquel celui-ci peut saisir et décrire les phénomènes à étudier ainsi que leur relations phénoménales essentielles, sans parti pris vis-à-vis de leur contenu total, c’est-à-dire libre de toute théorie scientifique » (Ludwig Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle). Le philosophe Henri Maldiney souligne que dans les écrits de Binswanger, « la folie est une possibilité de l’homme sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est […]. L’être-malade a son essence dans le pouvoir-être de la présence, du Dasein, dont il constitue un mode déficient. Aussi, ne peut-il être compris que sur le fond de cette possibilité dont l’ouverture et la fermeture constituent pour tout homme, authentiques ou défaillantes, son expérience et son existence de fait » (Henri Maldiney, Regard, parole, espace).

La rencontre n’a pas lieu à un niveau psychologique mais relève plutôt de ce que Henri Maldiney nomme le pathique, empruntant le terme à la fois à Viktor von Weizsäcker et à Erwin Straus – « Pathique » du grec pathos qui signifie sentir, ressentir, éprouver, mais aussi souffrir, subir, endurer, pâtir. « la révélation originaire du « il y a » se produit dans le sentir. Sa tonalité pathique peut être de confiance ou d’angoisse selon que l’événement qui nous arrive et à même lequel nous nous advenons, est don offert ou violence faite » (Henri Maldiney, Art et existence).

C’est en réaction à la psychologie objective de son époque que Erwin Straus, un neuropsychiatre allemand, a écrit Du sens des sens, voyant en elle l’aboutissement de la théorie des réflexes conditionnés de Pavlov. Pour illustrer le tournant que prenait la psychologie, Straus cite le congrès de Hixon Symposium tenu en1951 durant lequel le psychiatre Lashley déclare : « tous les phénomènes de comportement et de l’esprit peuvent et doivent être décrits en dernière analyse en terme de mathématique et de physique ». Contre cette psychologie objective et son réductionnisme pavlovien, Straus développe une phénoménologie du temps et de l’espace vécu qui passe par le « sentir ». Selon lui, c’est par le pathique que nous faisons l’expérience du monde et « la connaissance qui devait rendre évident ce qui est, voile et cache justement l’étant » (Erwin Straus, Du sens des sens). Cette différence entre le sentir et le percevoir, Straus l’illustre par la différence entre l’espace du paysage et l’espace géographique : « L’espace du sentir est à l’espace de la perception comme le paysage est à la géographie » (Ibid.). « Dans l’expérience sensorielle, se déploient en même temps le devenir du sujet et les évènements du monde. Je ne deviens moi-même que dans la mesure où quelque chose se passe, et il ne se passe quelque chose (pour moi) que dans la mesure où je deviens. Le présent du sentir n’appartient ni à l’objectivité, ni à la subjectivité seule, il appartient nécessairement et toujours aux deux ensemble. Dans le sentir, le « Je » et le « monde » se déploient simultanément pour le sujet sentant ; dans le sentir, le sujet sentant s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde » (Ibid.).

La rencontre est un moment pathique pour reprendre l’expression du neurologue-interniste allemand Viktor von Weizsäcker, et c’est précisément ce que la médecine manque lorsqu’elle réduit la vie à de simples fonctions : « La vie semble ne pas aimer la logique et dans son débordement, elle peut la détester, la bousculer ou la haïr ! C’est la raison pour laquelle nous la nommons antilogique. […] L’antilogique de la vie fait qu’il est aussi dangereux qu’irrationnel d’imposer la logique au vivant […] » (Viktor von Weizsäcker, Pathosophie). Car avec le geste d’objectivation du vivant, « le « comme si » se transforme en un « il est ». La rencontre pathique se transforme en une objectivation ontique. À présent, on a fabriqué le vivant de telle façon qu’il se comporte sur un mode logique, ce qui a pour résultat de le tuer » (Viktor von Weizsäcker, Pathosophie). C’est en cherchant à établir des liens entre sa pratique médicale et ses réflexions épistémologiques et anthropologiques que Weizsäcker entreprit de fonder les bases d’une « anthropologie médicale » dont le phénomène originaire (Urphänomen) devait être, non pas la maladie objectivée, mais la rencontre de l’homme malade. Ce projet est un véritable renversement épistémologique du paradigme médical et Weizsäcker cherche alors à dépasser l’opposition entre le vécu subjectif du malade et le savoir objectif du médecin, évoquant pour cela la nécessaire création d’un horizon de sens trans-subjectif dans la relation médecin-malade : « Comprendre quelqu’un et comprendre quelque chose sont deux aspects tout à fait incomparables. Parce que ma compréhension s’insinue en l’autre, je propose d’appeler transsubjectif l’acte de comprendre quelqu’un » (Viktor von Weizsäcker cité dans Vers une anthropologie médicale : Viktor von Weizsäcker). Sa nouvelle épistémè consiste à voir dans la maladie un mode d’existence propre à l’homme au lieu d’aborder la maladie d’un point de vue statistique et normatif. Car pour Weizsäcker, « Il est étonnant certes, mais c’est là un état de fait que l’on ne peut nier, que la médecine contemporaine ne possède aucune doctrine concernant l’homme malade. Elle étudie certes les phénomènes que provoquent les maladies, elle en discerne les causes, les suites et préconise des remèdes à leur endroit, mais elle n’enseigne rien sur l’homme malade en tant que tel. Son savoir scientifique ne lui permet pas d’aborder un mystère d’une telle ampleur » (Viktor von Weizsäcker, Der Arzt und der Kranke). Sans sous-estimer les progrès scientifiques de la médecine dont il était le contemporain, il considérait toutefois que la médecine ne s’intéresse pas au sujet malade en tant que tel, c’est-à-dire dans l’épreuve qu’il fait de sa maladie et dans son rapport à la mort. C’est ainsi qu’il proposait la définition suivante de la santé : « Être en bonne santé ne signifie pas être normal, mais cela veut dire être capable de changer dans le cours du temps, de croître, de mûrir et de mourir » (Viktor von Weizsäcker, Pathosophie). Toute son anthropologie médical se veut ainsi être certes une science, mais une science qui considère que « l’homme vit dans le pathique, agit en tant que pathique et est tourné vers l’être en tant que pathique. Il n’est pas ceci ou cela mais il ose, peut, doit et veut être. L’homme est ici perçu comme un être en devenir, non pas comme un être étant et – en cela réside l’ambition de cette science – c’est seulement lorsqu’il est ainsi perçu que la connaissance est utile à une action de type thérapeutique » (Ibid.). Ce qui l’intéresse dans la maladie, c’est le mode selon lequel elle a été ressentie par le malade pour, avec ce dernier, essayer de lui donner un sens – d’où le mot « pathosophie » qu’il forge pour décrire cette approche. Chez Weizsäcker, le pathique – comme le dira souvent Maldiney après lui – est de l’ordre du personnel. Et selon lui, « Le sens de la maladie ne peut avoir de réalité qu’à partir du malade ; il ne doit pas être postulé à partir du médecin. Pour le malade, ce sens ne peut être seulement qu’une guérison ; pour le médecin, qu’une nécessité » (V. von Weizsäcker, Stücke einer medizinischen Anthropologie, III : Die Krankengeschichte, in Die Kreatur). C’est ainsi que pour Weizsäcker « La maladie est réellement, et de cas en cas, l’occasion pour celui qui l’endure de faire l’épreuve de sa vérité » (Viktor von Weizsäcker, Medizin und Seelsorge, Gesammelte Schriften).

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On peut dire que la biopolitique se porte à merveille et à mesure que la gouvernementalité poursuit son entreprise de colonisation de nos vies, les lignes de rupture et de désertion semblent se brouiller. Et pourtant, d’un autre côté, cette biopolitique nous apparaît bien plus fragile car limitée à un domaine trop superficiel de la vie. Elle est hors sol. C’est ainsi que même aux endroits les plus coercitifs de l’institution psychiatrique il y a encore des rencontres, des moments d’ouverture, des complicités. Les « soignants » et les « soignés » ne sont pas dupes. La vie s’exprime et semble ne pas se laisser gouverner si facilement.

Zibodandez

Cet article est paru initialement dans Entêtements