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Qu’allons-nous faire ?

Après l’arrivée des zapatistes en Europe, un texte du SupGaleano qui parle des zapatistes, du zapatisme, de la planète, du monde tel qu’il est, et des complicités qui doivent se nouer

Une précision : souvent, quand nous utilisons « los zapatistas », ce n’est pas aux hommes que nous faisons référence mais aux peuples zapatistes. Et quand nous utilisons « las zapatistas », ce ne sont pas les femmes que nous décrivons mais les communautés zapatistes. Vous trouverez donc ce « saut » d’un genre à l’autre dans notre expression. Quand nous faisons référence au genre, nous ajoutons toujours « otroa » pour montrer l’existence et la lutte des personnes qui ne sont ni hommes ni femmes (et que notre ignorance en la matière nous empêche de préciser — mais nous apprendrons à nommer toutes les différences).

Ceci étant dit, la première chose que vous devez savoir ou comprendre c’est que nous, les zapatistes, quand nous allons faire quelque chose, nous nous préparons tout d’abord au pire. On imagine d’abord que ça finira par un échec, et en sens inverse, on se prépare à y faire face ou, dans le meilleur des cas, à l’éviter.

Par exemple, nous imaginons que nous allons être attaqués, les massacres de rigueur, le génocide déguisé en civilisation moderne, l’extermination totale. Et nous nous préparons à toutes ces possibilités. Bon, pour le premier janvier 1994, nous n’imaginions pas la défaite, nous l’assumions comme une certitude.

Bref, peut-être que cela vous aidera à comprendre le pourquoi de notre effarement initial, de nos hésitations et d’une improvisation déconcertante lorsque, après beaucoup de temps, de travail et de préparation au désastre, il nous est apparu que… nous étions vivants.

 C’est à partir de ce scepticisme que nos initiatives se développent. Certains petits, d’autres plus grands, tous délirants, nos appels sont toujours dirigés vers « l’autre », ce qui est au-delà de notre horizon quotidien, mais que nous reconnaissons comme nécessaire à la lutte pour la vie, c’est-à-dire à la lutte pour l’humanité.

Par exemple, pour cette initiative, ce pari, ce délire ou cette folie, dans sa version maritime, nous nous sommes préparés à ce que le Kraken, une tempête ou une baleine blanche égarée, fassent naufrager l’embarcation, c’est pourquoi nous avons fabriqué des canoës — et ils ont voyagé avec l’Escadron 421 sur la Montagne jusqu’à l’arrivée à Vigo, Galice, État espagnol, Europe.

Nous nous sommes aussi préparés à ne pas être les bienvenus, c’est pourquoi nous avons recherché auparavant le consensus sur l’invasion, c’est-à-dire, la visite… Bon, du fait d’être les « bienvenus », nous n’en sommes pas encore vraiment sûrs. Pour plus d’un, d’une, d’unx, notre présence est pour le moins perturbante, voire franchement intrusive. Et nous le comprenons, après plus d’un an de confinement, cela pourrait sembler inopportun à plus d’un qu’un groupe d’indigènes d’origine maya, de simples producteurs et consommateurs de marchandises (à but électoral ou pas) prétende discuter en personne. En personne ! (vous vous souvenez que cela faisait auparavant partie de votre quotidien ?). Et en plus que sa mission principale soit de vous écouter, de vous bombarder de questions, de partager des cauchemars et, évidemment, des rêves.

Nous nous sommes préparés à ce que les mauvais gouvernements, d’un côté comme de l’autre, empêchent ou rendent difficiles notre départ et notre arrivée, c’est pourquoi certain·e·s zapatistes, nous étions déjà en Europe… Oups, je n’aurais pas dû écrire ça, effacez-le. Nous savons maintenant que le gouvernement mexicain ne nous mettra pas d’obstacle. Il reste à voir ce que vont dire et faire les autres gouvernements européens — étant donné que le Portugal et l’État espagnol ne se sont pas opposés.

Nous nous sommes préparés à ce que la mission échoue, c’est-à-dire qu’elle se transforme en un évènement médiatique, et de ce fait, fugace et sans intérêt. C’est pourquoi nous avons, avant tout, accepté les invitations de qui veut écouter, parler, c’est-à-dire discuter. Car notre principal objectif, ce ne sont pas les rassemblements de masse — même si nous ne les excluons pas — mais l’échange d’histoires, de connaissances, de sentiments, de points de vue, de défis, d’échecs et de succès. 

Nous nous préparerons à une panne d’avion, c’est pourquoi nous avons fabriqué des parachutes brodés de nombreuses couleurs pour que, au lieu d’un « Jour J » en Normandie (oh, oh, cela veut dire que le débarquement aérien se ferait en France ?… hein ?… à Paris ? !), ce soit un « Jour Z » pour l’Europe d’en-bas, et il semblera alors que du ciel, il pleuve des fleurs comme si Ixchel, la déesse mère, la déesse arc-en-ciel, nous accompagnait, et qu’avec sa main et son envol, elle ouvrait un deuxième front pour l’invasion. Et c’est le plus probable car maintenant, grâce à la Galice d’en-bas, l’Escadron 421 a réussi à établir un avant-poste sur la plage, sur les terres de Breogán.

En somme, nous nous préparons toujours à l’échec… et à la mort. C’est pourquoi la vie, pour le zapatisme, est une surprise qu’il faut célébrer tous les jours, à toute heure. Et comment mieux le faire qu’avec des danses, de la musique, des arts.

Pendant toutes ces années, nous avons appris beaucoup de choses. La plus importante est peut-être de réaliser à quel point nous sommes petits. Et je ne me réfère ni à la taille ni au poids, mais à la dimension de notre engagement. Les contacts avec des personnes, des groupes, des collectifs, des mouvements et des organisations de différentes parties de la planète, nous ont montré un monde diversifié, multiple et complexe. Cela a renforcé notre conviction que toute proposition d’hégémonie et d’homogénéité non seulement est impossible, mais qu’elle est, surtout, criminelle.

Parce que les tentatives — souvent occultées derrière des nationalismes en carton-pâte dans les vitrines du centre commercial de la politique électorale —, d’imposer des manières d’être et des regards, sont criminelles parce qu’elles visent à l’extinction des différences en tout genre.

L’autre c’est l’ennemi : la différence de genre, de race, d’identité sexuelle ou asexuelle, de langue, de couleur de peau, de culture, de credo ou sans credo, de conception du monde, de physique, de stéréotype de beauté, d’histoire. Si l’on prend en considération tous les mondes qui sont dans le monde, il y a pratiquement autant d’ennemis, actuels ou potentiels, que d’êtres humains.

Et nous pourrions dire que presque toute affirmation identitaire est une déclaration de guerre à la différence. J’ai dit « presque », et les zapatistes que nous sommes, nous tenons fort à ce « presque ».

Suivant nos façons de faire, nos calendriers et dans notre géographie, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il est toujours possible que le cauchemar empire. La pandémie du dit « Coronavirus » n’est pas l’apocalypse. Ce n’est que son prélude. Si les médias et les réseaux sociaux voulaient nous rassurer, avant, en nous « informant » de la disparition d’un glacier, d’un tremblement de terre, d’un tsunami, d’une guerre dans une partie reculée de la planète, de l’assassinat d’un autre indigène par des paramilitaires, d’une nouvelle agression contre la Palestine ou contre le peuple mapuche, de la brutalité gouvernementale en Colombie et au Nicaragua, d’images de camps de migrants qui sont d’ailleurs, d’un autre continent, d’un autre monde, et ainsi nous convaincre que cela « se passe ailleurs » ; en seulement quelques semaines, la pandémie a démontré que le monde peut se résumer à une petite paroisse égoïste, idiote et vulnérable. Les différents gouvernements nationaux sont les gangs qui prétendent contrôler, au moyen d’une violence « légale », une rue ou un quartier, mais le « parrain » qui contrôle tout, c’est le capital.

Bref, de pires choses sont à venir. Mais ça vous le saviez déjà, non ? Et si non, il est grand temps que vous vous en rendiez compte. Parce que, en plus d’essayer de vous convaincre que les peines et les malheurs ne concerneront toujours que les autres (jusqu’à que cela ne soit plus le cas, et qu’ils s’assoient avec vous à table, troublent votre sommeil et épuisent vos larmes), on vous dit que la meilleure manière d’affronter ces menaces, c’est individuellement.

Qu’on évite le mal en s’en éloignant, en se construisant un monde hermétique, et en le rendant toujours plus étroit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place que pour le « moi je, mon, me, avec moi ». Et pour cela, on vous offre des « ennemis » sur mesure, qui ont toujours une un point faible et qu’il est possible de vaincre en achetant, écoutez moi bien, cet article qui, voyez, quelle coïncidence, est une occasion unique, nous avons une promotion et vous pourrez l’acquérir et le recevoir à la porte de votre bunker, ce n’est qu’une question d’heures, de jours… ou de semaines, parce que la machine a découvert, oh surprise, que le gain dépend aussi de la circulation des marchandises, et que, si ce processus s’arrête ou s’ankylose, la bête souffre… c’est pourquoi leur distribution et leur livraison constitue aussi un commerce.

Mais, en tant que zapatistes que nous sommes, nous avons étudié et analysé. Et nous voulons confronter les conclusions auxquelles nous sommes arrivés, avec des scientifiques, des artistes, des philosophes et des analystes critiques du monde entier.

Mais pas seulement, aussi et surtout avec les personnes qui, dans le quotidien de leurs luttes, ont souffert et se sont rendues compte des malheurs à venir. Parce qu’en ce qui concerne les questions sociales, nous tenons en haute estime l’analyse et l’évaluation de celles et ceux qui risquent leur peau dans le combat contre la machine, et nous sommes sceptiques face à celles des personnes qui, avec leur regard extérieur, opinent, évaluent, conseillent, jugent et condamnent ou absolvent.

Mais, attention, nous considérons que ce regard critique « outsider » est nécessaire et vital, parce qu’il permet de voir des choses qu’on n’observe pas dans le tumulte de la lutte et, attention, il apporte des connaissances sur la généalogie de la bête, ses transformations et son fonctionnement.

En bref, nous voulons parler et, surtout, écouter les personnes qui y seront disposées. Et nous n’accordons pas d’importance à leur couleur, à leur taille, à leur race, à leur sexe, à leur religion, à leur militance politique ou leur faux pas idéologique, à partir du moment où elles coïncident quant au portrait-robot de la machine assassine.

Parce que si, quand nous parlons du criminel, quelqu’un l’identifie avec le destin fatidique, le mauvais sort, « l’ordre naturel des choses », la colère divine, le laisser-aller et la désinvolture, alors là nous n’avons plus aucun intérêt à écouter ni à parler. Pour connaître ces explications, il suffit de regarder des feuilletons télévisés et d’aller sur les réseaux sociaux à la recherche de confirmation.