Par-delà la chape de plomb posée sur la démocratie par temps de COVID et par-delà la carence fautive de nos décideur·e·s économiques et politiques à agir contre les profonds dérèglements climatiques et écologiques en cours, une détermination et un mouvement sont en train de naître.
À la croisée d’une longue histoire des mobilisations de « sans terre » et de celles plus récentes en réaction à l’inaction climatique et écologique, ce mouvement propose de reprendre en main les terres actuellement occupées par des forces qui artificialisent, accaparent,’modernisent’ et intoxiquent nos milieux de vie. Pas d’avancée écologique sans lutte sociale alliant villes et campagnes, pas de défense du climat « global » sans enraciner nos pieds et nos mains dans la défense et le soin de la terre nourricière, semble nous dire le récent appel des Soulèvements de la Terre.
Parmi ces « soulèvements » à venir : défense des terres maraîchères urbaines contre les appétits des aménageurs et promoteurs, nouveau cycle de luttes foncières alors que la moitié de la surface agricole va changer de main dans la décennie à venir, dénonciation et blocage des industries biocidaires et climaticides, etc.
Depuis nos laboratoires et campus, largement fermés à la transmission de savoirs ces derniers mois car jugés économiquement non essentiels, nombre d’entre nous ont publié des travaux scientifiques ou participé à des expertises internationales sur les basculements écologiques en cours (GIEC, IPBES, FRB, etc.), et travaillé à un réveil écologique dans les contenus de l’enseignement supérieur. Mais alors que les constats des scientifiques se font chaque mois plus alarmants, rien ne change. Combien de publications, combien de COP, combien d’appels et d’alertes faudra-t-il pour que les réponses des « décideurs » commencent à être à la hauteur des enjeux ? Nos travaux ne sont repris qu’à minima ou pour servir le système en place en privilégiant des solutions techniques brevetables au lieu de questionner ce qui nous maintient dans une trajectoire insoutenable : choix techniques, modes d’organisation, formes de domination et d’accumulation, etc.
Nous avons vu promulguer, malgré une vague de mobilisations coupée en plein élan par la crise sanitaire, la réforme de la Loi de programmation de la recherche, qui restreint notamment l’autonomie des chercheur·se·s et renforce les partenariats avec les entreprises. La capture de la recherche par l’industrie et la finance se poursuit avec l’argent public des cadeaux fiscaux (Crédit Impôt Recherche sans aucune conditionnalité sociale ni écologique). L’emprise des firmes multinationales pèse désormais lourdement sur nos campus : Total règne à l’École polytechnique et à l’Université de Pau, la BNP à l’université Paris Science et Lettres, l’agrobusiness bride l’INRAE.
L’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) est de plus en plus livré aux puissances économiques et financières qui détruisent la Terre et le vivant. Ce n’est pas un hypothétique « islamo-gauchisme », c’est l’industrialo-productivisme qui gangrène l’ESR et l’empêche de jouer pleinement son rôle d’appui aux nécessaires bifurcations. De plus, au motif de l’excellence scientifique, en réalité au nom de la compétitivité et de la concurrence internationale, on artificialise des terres partout, notamment à Saclay. Pas en notre nom !
Une grande part des enseignements des grandes écoles et des universités, ainsi que les carrières tracées pour les étudiant-es, sont en complet décalage avec l’état écologique et social du monde actuel, en plein déni des scénarios de réchauffement climatique à venir, et en perte de pertinence. Les connaissances scientifiques sont coupées des aspirations de la société et des territoires, les étudiant·e·s et enseignant-es-chercheur·se·s sont entassé·e·s dans les (métro) « pôles d’excellence », et de plus en plus relégué·e·s à une existence hors-sol, virtuelle et artificielle. La perte de sens dans l’ESR vient d’une précarité orchestrée par les gouvernements, mais aussi des multiples blocages rencontrés lorsque nous tentons de mettre nos compétences et notre désir d’apprendre au service d’un futur sobre, juste et désirable.
Il est temps de sortir de l’alternative infernale entre paupérisation de l’ESR ou inféodation complète aux intérêts capitalistes, de déterminer collectivement les savoirs répondants aux besoins sociétaux actuels et à venir, de cultiver les désirs et les communs de connaissance qui nourrissent une culture de vie, de solidarité et de soins de la toile des vivants. La figure des scientifiques replié·e·s dans leurs laboratoires et dans une prétendue neutralité doit faire place à l’implication du sujet sensible et politique tout au long du processus de recherche : depuis les thèmes choisis, les hypothèses éprouvées et la co-production avec les acteurs sociaux, jusqu’à l’interprétation des résultats et au libre partage des connaissances produites.
En 2020 – année la plus chaude jamais enregistrée depuis le début des relevés –, un appel signé par 2000 scientifiques français-e-s avait conclu que « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire ». Le constat, accablant, est établi. Le temps des alertes est derrière nous. Il est maintenant l’heure d’agir, à l’écoute des soulèvements de la Terre, à une révolution socio-écologique. Nous ne pouvons plus attendre, ni la prochaine convention citoyenne piétinée par les pouvoirs, ni la prochaine loi paupérisant ou privatisant nos campus, ni la N-ième solution technologico-numérique « verte » promettant de sauver la planète.
Depuis nos laboratoires et nos campus, il est temps de s’engager pour la justice sociale et de défendre un monde des savoirs qui a désormais partie liée avec leur ré-ancrage terrestre. Nous faisons le choix de nous relier aux luttes, de régénérer cet ESR que d’autres veulent affaiblir et scléroser, d’ancrer notre soif de connaissances et de partage de savoirs dans le mouvement émergent de défense de la Terre et du vivant à travers des reprises de terres en communs. Nous étudiant·e·s, enseignant·e·s et chercheur·se·s appelons nos collègues à entendre et à rejoindre les soulèvements de la Terre, à participer aux saisons de mobilisations. Ces terres reprises aux appropriations productivistes constitueront autant d’espaces libérés propices à une multiplicité d’usages et d’attachements, et à l’épanouissement de nouveaux communs des savoirs. Faisons de nos campus des terres fertiles et créatives !
Pour rejoindre et signer l’appel : https ://framaforms.org/appel-des-campus-a-rejoindre-les-soulevements-de-la-terre-1618400035
Les prochaines mobilisations des Soulèvements de la terre : Camp de rencontres et d’actions à Saint Colomban (44), 19-21 juin ; Grand Péril Express / #DésarmonsLeBéton, le 29 juin.
Premiers signataires
- Christophe Bonneuil (Dir. de Rech. Cnrs, histoire et études environnementales)
- Catherine Jeandel (Dir. de Rech. Cnrs, géophysique et océanographie spatiales)
- Pierre-Henri Gouyon (Pr MNHN, biologie de l’évolution)
- Gaël Giraud (Pr. Economie, Georgetown university, CNRS),
- Vincent Devictor (CRCnrs, écologie)
- Jacques Testart (Dir. de Rech. Honoraire, biologie) ;
- Dominique Bourg (Prof. Honoraire de philosophie, Univ. de Lausanne),
- Émilie Hache (Philosophe, MCF U. Paris Nanterre),
- Laure Teulieres (MCF U. Toulouse, histoire, Atecopol),
- Camille Besombes (Médecin infectiologue, Institut Pasteur),
- Julian Carrey (Insa Toulouse, Atecopol),
- Jean-Michel Hupé (écologie politique, CNRS et U. de Toulouse Jean Jaurès)
Liste complète des signature Sur le Club de Médiapart.