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Dauphins !

Voyage zapatiste en Europe. Le SupGaleano poursuit sont récit de la traversée de « La Montagne » avec le récit d’une mystérieuse bestiole et la rencontre avec des dauphins

Ce fut un moment dramatique. Acculée entre des bouts de cordages et le bastingage, la petite bestiole menaçait l’équipage de sa lance tout en observant du coin de l’œil la mer déchaînée où elle était à l’affût d’un kraken, de l’espèce « kraken escarabujos » — spécialisé dans la consommation de scarabées. Alors, l’intrépide passager clandestin, n’écoutant que son courage, leva ses multiples bras au ciel et sa voix rugit, couvrant le bruit des vagues cognant contre la coque de La Montagne :

Ich bin der Stahlkäfer, der Größte, der Beste ! Beachtung ! Hör auf meine Worte ! (Je suis le scarabée d’acier, le plus grand, le meilleur. Attention ! Écoutez mes paroles !)

L’équipage s’arrêta net. Pas parce qu’un insecte schizophrène les avait défiés avec un cure-dent et un couvercle en plastique. Ni parce qu’il leur parlait en allemand. C’était parce qu’entendre leur langue maternelle, après des années à n’entendre que l’espagnol tropical de la côte, les avait transportés dans leur patrie comme par un étrange enchantement.

Gabriela dira plus tard que l’allemand de la petite bestiole était plus proche de celui d’un migrant iranien que du Faust de Goethe. Le capitaine défendit le passager clandestin, affirmant que son allemand était parfaitement compréhensible. Et, comme là où commande capitaine, Gabriela ne gouverne pas, Ete et Carl ont approuvé, et Edwin, même s’il n’avait compris que le mot « cumbia », était d’accord. Donc ce que je vous raconte, c’est la version de la bestiole traduite de l’allemand :

L’hésitation de mes assaillants me laissa le temps de repenser ma stratégie défensive, de rajuster mon armure (car c’est une chose de mourir dans un combat inégal et c’en est une autre de le faire débraillé), et de lancer ma contre-offensive : une histoire…

C’était il y a quelques lunes, dans les montagnes du sud-est du Mexique. Ceux qui vivent et luttent là-bas s’étaient lancé à eux-mêmes un nouveau défi. Mais, à ce moment-là, ils vivaient dans l’inquiétude et le découragement car il leur manquait un véhicule pour leur voyage. C’était ainsi jusqu’à ce que moi, le grand, l’ineffable, l’etcétéra, Don Durito de La Lacandona AC de CV de (i)R (i)L, je parvins dans leurs montagnes (l’acronyme, comme chacun doit le savoir, signifie “Andante Caballero de Cabalgadura Versátil de Irresponsabilidad Ilimitada”)1. Dès que la nouvelle de mon arrivée se répandit, des foules de jeunes filles, d’enfants de tous âges, et même d’anciennes, promptes et rapides, coururent m’acclamer. Mais je tins bon et ne succombai pas à la vanité. Je me rendis donc dans les quartiers de celui qui était chargé de l’infortunée expédition. Pendant un moment, je fus troublé : le nez impertinent de celui qui faisait et refaisait les comptes impossibles pour financer les dépenses de l’expédition punitive contre l’Europe, me rappelait ce capitaine, qui serait connu plus tard comme le SupMarcos, que j’ai guidé pendant des années et que j’ai éduqué avec ma sagesse. Mais non, bien que lui ressemblant, celui qui dit s’appeler SupGaleano a encore beaucoup à apprendre de moi, le plus grand des chevaliers errants.

Enfin, ils n’avaient pas de bateau. Lorsque je mis à la disposition de ces êtres mon navire, ledit Sup, sarcastique, me répondit : “Mais il n’y tient qu’une seule personne, et il faudrait qu’il soit très petit, c’est… une boîte de sardines !”, en parlant de ma frégate, dont le nom, “Mets ta barbe à tremper”2, était indiqué à bâbord, à hauteur de la proue. J’ignorai cette impertinence et, traversant la foule qui espérait un regard, ou au moins un mot de ma part, je me dirigeai vers l’île “N’a pas de nom”, découverte par l’auteur de ces lignes en 1999. Du haut de son sommet boisé, j’attendis patiemment l’aube.

Alors je maudis l’Averne, j’invoquai les déesses de toutes les latitudes, je fis appel à la plus puissante d’entre elles : la sorcière écarlate. Elle, celle que les autres dieux méprisent, eux qui sont portés au machisme fanfaron et théâtral. Elle, celle qui a été rejetée par les autres déesses, férues de la fausse beauté du rasage et des cosmétiques. Elle, la sorcière écarlate, la sorcière la plus grande : Oh, die scharlachrote Hexe ! Oh, die ältere Hexe !

Conscient que les chances que ces êtres étranges, autoproclamés zapatistes, se procurent une embarcation décente étaient très minces, je savais bien que seul le plus puissant des pouvoirs magiques leur permettrait de se tirer d’affaire et de tenir parole. Je fis donc appel à la plus grande sorcière, celle à la vêture pourpre, qui peut modifier les chances que quelque chose se produise. Elle fit les calculs et les comptes et arriva à la conclusion qu’en effet, la probabilité qu’ils se procurent un bateau était pratiquement nulle. Elle dit :

“Mais je ne peux rien faire s’il n’y a pas une requête. Et pas n’importe quelle requête. Elle doit être faite par un titan, un être grandiose et magnanime qui ait la bienveillance d’assister ceux qui ont besoin d’un événement magique.”

“Et qui le ferait mieux que moi ?”, beuglai-je. La dame à la robe cramoisie leva la main pour exiger mon silence. “Ce n’est pas tout”, a-t-elle chuchoté. “Il est nécessaire que ce titan risque sa vie, sa fortune et sa réputation dans l’odyssée que ces êtres projettent. C’est-à-dire qu’il les accompagne de ses encouragements et de sa bonté et qu’il affronte avec eux, même si ce n’est pas à leur côté, défis et épreuves. C’est-à-dire qu’il sera là et qu’il n’y sera pas.”

J’acceptai car ma seule fortune, ce sont mes exploits, ma vie, je la risque rien qu’en existant, et ma réputation, bon, elle est au quatrième sous-sol.

La sorcière sœur fit ce que l’on fait dans ces cas-là : elle alluma son ordinateur, se connecta à un serveur en Allemagne, tapa je ne sais quelle incantation, modifia un graphique de probabilité et fit monter le pourcentage de presque zéro à 99,9 pour cent, tapa à nouveau et un bourdonnement de son imprimante dénonça le papier qui en sortait. Non sans avoir d’abord apprécié la modernisation de la guilde des sorcières écarlates et assimilées, je pris la feuille. Elle ne contenait qu’une seule phrase :

“Si le titan d’acier existe, qu’il trouve son semblable, c’est de cela que dépend ce qui manque.”

Qu’est-ce que cela signifiait ? Où pourrais-je trouver quelque chose ou quelqu’un, je ne dis pas semblable, mais disons approchant un tant soit peu ma grandeur ? Des titans, il n’y en a pas beaucoup. De fait, selon wikipédia d’en bas et à gauche, je suis le seul notable. Donc “d’acier”. L’homme d’acier ? J’en doute ; je ne pense pas que la sorcière écarlate ait recommandé un homme. Donc une femme ou femelle d’acier.

Je cheminai longuement. Je voyageai de la Patagonie à la lointaine Sibérie. Je croisai la route du digne Mapuche, je criai avec la Colombie ensanglantée, je passai par la Palestine endolorie mais persistante, je traversai les mers teintées de la douleur noire des migrants, et je revins sur mes pas, croyant, à tort, avoir échoué dans ma mission.

Mais, en débarquant dans la géographie qu’on appelle “Mexique”, quelque chose attira mon attention. Sur les eaux turquoise, un navire était soumis aux réparations et rafistolages qu’effectuait son équipage. “Stahlratte”, était-il écrit sur son flanc. Comme j’avais trouvé la sorcière écarlate dans l’Allemagne d’en bas et que ce mot signifie “rat d’acier” dans sa langue, je décidai de tenter ma chance. J’attendis avec une sage patience que la nuit et les ombres couvrent la solitude du navire. Je grimpai agilement sur la proue et, me faufilant par tribord, je parvins à l’endroit où se trouve le poste de commandement ou de pilotage du navire. À l’intérieur, un homme lançait des malédictions en langue germanique, des jurons et des blasphèmes qui feraient rougir l’Averne lui-même. Il disait des choses sur le chagrin de quitter les mers et les aventures. J’appris alors que le navire en était à ses derniers jours, et que son capitaine et son équipage faisaient des cauchemars à l’idée d’une vie sur la terre ferme. Les sorcières écarlates du monde entier conspiraient en ma faveur et concouraient à ma fortune. Mais c’était à moi, le scarabée d’acier inoxydable, le plus grand chevalier errant, etc., de trouver “ce qui manquait”. Alors, j’ai attendu que le capitaine cesse ses lamentations et ses malédictions. Quand il s’est tu et que seul un sanglot lui étreignait la gorge, je grimpai sur le gouvernail et, lui faisant face, je dis : “Moi Don Durito, toi qui ?” Le capitaine répondit sans hésiter : “Moi capitaine, toi passager clandestin” tout en brandissant un journal ou un magazine avec lequel il menaçait d’écraser ma belle et svelte personne. C’est alors que, d’une voix puissante, je me présentai. Le capitaine hésita, garda le silence et rangea le journal ou magazine. Ensuite, quelques phrases suffirent pour que nous comprenions tous deux que nous étions des gens du monde, des aventuriers par vocation et par choix, des êtres prêts à relever n’importe quel défi, quelque imposant et terrible fût-il.

Une fois en confiance, je lui racontai l’histoire d’une odyssée en cours, quelque chose qui remplirait plus tard les annales des histoires à venir, la plus dangereuse et ingrate des tâches : la lutte pour la vie.

J’entrai dans les détails, je lui décrivis un bateau construit au milieu des montagnes, sans autre eau que la pluie pour lui donner vocation et raison d’être. Je lui parlai de ceux qui avaient décidé de faire leur une telle audace, de légendes sur une montagne qui refuse que ses pieds restent emprisonnés sur terre, de mythes et légendes mayas tels que les relatent les peuples originaires.

Le capitaine alluma une cigarette ; il m’en proposa une, mais je refusai en sortant ma pipe. Nous partageâmes le feu et la fumée du tabac.

Le capitaine resta silencieux et, après quelques bouffées, dit quelque chose comme : “Par ma foi, quel grand honneur ce serait de se joindre à une cause aussi noble et insensée.” Et il ajouta : “Je n’ai pas d’équipage actuellement, car nous sommes à la retraite, mais je suis sûr que des femmes et des hommes approcheront sous le charme de cette histoire. Va voir les tiens et dis-leur de compter sur ce que nous sommes, humains et navire.”

Mon histoire terminée, je me suis adressé à ceux qui menaçaient de me jeter par-dessus bord : “Et c’est ainsi que vous, simples mortels, vous vous êtes embarqués dans cette aventure. Alors laissez-moi tranquille et retournez à vos travaux et ustensiles, car je dois veiller à ce que le kraken laisse en paix notre maison et notre route. C’est pourquoi j’ai convoqué des poissons amis qui le maintiendront à distance.” 

Et voilà qu’à ce moment quelqu’un a crié « Dauphins ! » et tou·te·s sont monté·e·s sur le pont armé·e·s d’appareils photo, de portables ou simplement de leurs yeux étonnés.

Dans la confusion, Durito, le plus grand des titans, le seul héros à la hauteur de l’art, le complice de mages et de sorcières, s’est éclipsé et a grimpé à nouveau, à présent jusqu’au nid-de-pie, et de là, a entonné des cantiques qui, je le jure, étaient repris par les dauphins qui, entre vagues et sargasses, dansaient pour la vie.

Plus tard, au dîner, le capitaine a confirmé l’histoire de la petite bestiole. Et à partir de ce moment, la bestiole a cessé d’être « la petite bestiole » et on l’appelle depuis cet événement « Durito Stahlkäfer », « Durito, le Scarabée d’Acier ».

« Une rayure de plus au tigre », a dû dire feu le SupMarcos, trois mètres sous le pont, euh, je voulais dire, sous la terre.

Maintenant, en toute camaraderie, Gabriela corrige la prononciation germanique de Stahlkäfer ; sur l’épaule d’Ete, Durito grimpe au sommet du grand mât ; il accompagne Carl quand il prend la barre et l’amuse avec des histoires terribles et merveilleuses ; perché sur la tête d’Edwin, il le dirige quand il déploie et amène les voiles ; et au petit matin, il partage avec le capitaine Ludwig le tabac et la parole.

Et, lorsque la mer est agitée et que le vent intensifie sa cour lascive, le plus grand représentant de la chevalerie errante, Stahlkäfer, divertit l’Escadron 421 en racontant des légendes incroyables. Comme l’histoire absurde d’une montagne qui s’est faite navire pour la vie.

Dont acte.

SupGaleano.
Planète Terre.

Note : La vidéo des dauphins convoqués par Stahlkäfer a été filmée par Lupita car l’équipe de soutien de la Commission Sexta chargée de cette mission, était occupée à… gomitar. Oui, c’était gênant. Maintenant, l’Escadron 421 a pour mission de soutenir l’équipe de soutien. Et il reste encore à traverser l’Atlantique (soupir).

Musique : La Bruja, son jarocho interprété par Sones de México Ensamble, avec Billy Branch (harmonica). Images : une partie de la traversée de La Montagne, l’arrivée et le débarquement à Cienfuegos, à Cuba, et l’Escadron 421 se réunissant pour regarder la page Enlace Zapatista.

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Joani Hocquenghem
Texte d’origine : Enlace Zapatista

  1. Chevalier errant à la monture versatile et à l’irresponsabilité illimitée. AC de CV de RL : Association civile à capital variable et responsabilité limitée (NdT). []
  2. Seconde partie du dicton : « si tu vois qu’on rase ton voisin, mets ta barbe à tremper », dans le sens : « attends-toi au pire » (NdT). []