Catégories
Articles

Quartiers vivants : enquête sur des territoires urbains qui résistent à la métropole

Une enquête sur deux quartiers de grandes villes européennes, les Murs à Pêches à Montreuil et Saint-Léonard à Liège, pour explorer les devenirs de la ville depuis ce qui ne cadre pas avec la métropole

Au fond, et mis à part les capitales et les grandes villes qui étaient déjà « gagnantes » avant de devenir des métropoles, la plupart des autres villes ne sont pas parvenues jusqu’à présent à le devenir à leur tour. Toutes font du marketing urbain, toutes communiquent sur leur conversion et tentent de produire les subjectivités requises à leur développement, mais, pour la grande majorité d’entre elles, la réalité économique ne suit pas.

Enquêter aux bords de la métropole

Enquêter sur la métropole, pour nous, signifie enquêter sur ses bords. Bords spatiaux bien sûr mais aussi bordures économiques, sensibles et politiques. Enquêter sur les bords de la métropole, c’est prêter attention au phénomène en train d’advenir, c’est aller regarder précisément là où il réussit ou là où il échoue, là où ses prises sur le réel se renforcent, et là où elles se dissolvent, se désagrègent. La métropolisation n’est pas un phénomène stabilisé. Aussi, on ne sait jamais avec certitude là où elle commence et là où elle prend fin. Elle est plutôt affaire d’emprise, elle agit comme une modalité particulièrement effective — quoi qu’instable et diffuse — de prise de contrôle sur l’expérience urbaine. Enquêter sur ses marges éclaire donc ses modalités spécifiques de déploiement, sa diffusion labile et discontinue.

L’autre raison pour laquelle nous enquêtons sur les bords du phénomène métropolitain est politique. Affirmer que la métropole est une totalité partielle, qu’elle n’agrippe jamais complètement le réel, qu’elle est, jusqu’en son centre, trouée de toute part, a des conséquences politiques cruciales. D’abord, ce parti pris méthodologique contrecarre l’effet de sidération qu’elle véhicule, et qui reste sans nul doute l’une de ses armes les plus puissantes. On ne peut rien gagner face à un ennemi que l’on a préalablement constitué comme trop grand pour soi. Ensuite, concevoir la métropole comme une totalité partielle invite à prêter attention à toute l’activité de basse intensité qui lui est fondamentalement rétive, à toutes les récalcitrances que les processus de métropolisation génèrent. Une lutte urbaine conséquente ne surgit pas de nulle part. Aucune n’a été construite de toutes pièces, par la seule volonté d’une poignée de militants conscients et lucides. Toutes naissent d’un substrat qui leur préexiste, d’une trame de liens, de gestes, d’histoires et d’habitudes grâce auxquels la lutte acquiert sa force propre, et par lesquels elle est en mesure de s’inscrire dans la durée. Porter un tel regard sur les villes en cours de métropolisation autorise enfin à considérer toutes les portions de l’urbain qui n’ont pas encore été submergées, non plus (seulement) comme les prochaines cibles mais comme de potentiels foyers de résistance, à l’état plus ou moins latent. En somme, l’essentiel de ce qui résiste à la métropolisation est déjà là. Le travail politique de ceux et celles qui s’opposent à la métropolisation des vies urbaines nécessite avant toute chose une conversion dans la perception du phénomène, afin de reprendre prise dans la ville et goût à la vie urbaine.

Esprit des lieux et vie de quartier

Avant d’être complètement réécrit, ce livre a été un rapport de recherche, rédigé dans le cadre du programme « Ordinaire et métropolisation » du Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA). Destiné, comme tous les écrits de ce genre, à grossir la taille d’une pile sur une étagère, c’est à Greg Pascon et Marc Monaco que nous devons de lui avoir donné une fin moins piteuse, nous les en remercions chaleureusement. Malgré tous nos efforts, la tonalité sociologique n’a pas complètement disparu. Cela s’explique par la difficulté à orienter un texte dans une direction différente de celle dans laquelle il a été initialement rédigé, mais cela se comprend aussi par le type de sociologie dont nous avons usé et dont nous voulions conserver certaines qualités. On peut résumer ces acquis à deux partis pris essentiels (pourtant réputés parfaitement anti-sociologiques si l’on se réfère à la conception durkheimienne dominante) : celui du vitalisme et celui du spiritualisme. Ou, pour le dire autrement, au titre de politique de l’enquête, ne rien piétiner de ce qui fait la vitalité d’une situation, et apprendre à reconnaître, discerner, respecter, honorer les esprits des lieux.

S’agissant du premier, et dans la lignée de la sociologie générale de Gabriel Tarde1 et de la sociologie urbaine de l’école de Chicago2, nous considérons la ville comme un milieu de vie, dont les modalités d’existence ne peuvent être réduites à des logiques mécanistes ou de planification. « La ville est quelque chose de plus qu’une agglomération d’individus et d’équipements collectifs. La ville est plutôt un état d’esprit, un ensemble de coutumes et de traditions, d’attitudes et de sentiments organisés, inhérents à ces coutumes et transmis avec ces traditions. […] Autrement dit, la ville n’est pas simplement un mécanisme matériel et une construction artificielle. Elle est impliquée dans les processus vitaux des gens qui la composent : c’est un produit de la nature et, particulièrement, de la nature humaine. ((Park, R. E., « La Ville. Propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain », 1925, in Grafmayer, Y., Joseph, I. (dir), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Éditions Aubier, « Champ urbain », 1984.)) » Pour Robert Park, la ville est le produit de l’histoire naturelle des sociétés, elle est mue par des désirs, des forces et des croyances, c’est une ville dont la dynamique est rythmique et ondulatoire, et dont la teneur est essentiellement sensible. L’analyse d’une telle réalité est moins orientée par la recherche de fonctions, de projets, de constructions institutionnelles ou d’agglomérats privés, que par les interactions qu’entretiennent différents milieux de vie et communautés, par les conflits et les frottements que ces interactions produisent. Rapportée au phénomène métropolitain, cette perspective vitaliste a l’avantage de fournir des instruments permettant de décrire aussi bien le phénomène métropolitain lui-même, les forces qui la travaillent et les désirs qu’il mobilise, que tout ce qui dans la ville, lui reste hétérogène. Il n’y a pas d’un côté la métropole, ses flux de valorisation économique et ses grands projets d’aménagement et, de l’autre, une ville vivante et ordinaire ; il y a des vivants et des milieux de vie en concurrence sur le terrain troublé du sensible, en lutte pour imposer leurs vues.

Il s’agit toujours, pour les grandes politiques urbaines, d’aligner la vitalité de la ville sur un ordre de circulation, un ordre de police dont l’effectivité n’est jamais complète et entière. La fabrique de la ville trouve son dynamisme dans cet écart, dans cette béance toujours maintenue entre ce qui survient et la possibilité de l’ordonner. La vitalité d’une ville tient à sa capacité à déborder l’ordre public. L’ordre public se maintient, au mieux, lorsqu’il parvient à anticiper et piloter les débordements possibles, le plus souvent, il ne procède que de recadrages a posteriori. La vie de quartier est par excellence ce qui échappe à son ordonnancement, elle est ce plan de déploiement des vies locales qui interagissent un cran en dessous du public, elle est l’émanation directe de la densité ou de la ténuité du réseau qui relie ces vies entre elles. Elle est leur mémoire, leur esprit.

C’est pourquoi notre second parti pris, au titre de politique de l’enquête, est celui du spiritualisme. Dans le compte-rendu d’enquête que nous présentons ici, l’idée de vie de quartier doit être comprise comme une véritable catégorie d’analyse, désignant ces phénomènes qui relèvent de l’évidence pour qui habite un quartier, mais qui semblent recouverts d’un épais mystère pour l’observateur non averti. Le parti pris spiritualiste que nous défendons est intimement lié au premier : il ne peut y avoir un « esprit » de quartier que dans la mesure où des formes de vie spécifiques s’en dégagent. Pour cela, les quartiers choisis pour l’enquête l’ont été autant du fait de leur capacité à ne pas se laisser aisément réduire, pour leur vitalité débordante pourrait-on dire, que pour leur capacité à s’imposer d’eux-mêmes, à projeter sur le mode de l’évidence le halo d’un esprit singulier. Plutôt que d’avoir été choisis comme de bons terrains d’enquêtes, les quartiers des Murs à Pêches et de Saint-Léonard nous ont en quelque sorte obligés. Le premier, nous l’avions rencontré au cours d’une précédente enquête concernant les luttes urbaines à Montreuil. Sa fragmentation spatiale et son peuplement anarchique nous avaient séduits quoique, de ce fait même, nous ayons eu alors beaucoup de mal à l’intégrer au périmètre de l’enquête. Or, c’est justement cette rétivité à se laisser sociologiser qui, quelques années plus tard, en a fait un site parfait pour explorer ce qu’il y a de vivant et d’animé (au sens de « doté d’une âme ») dans des quartiers résistant à leur métropolisation. Pour le second, l’évidence a surgi de récits croisés de Liégeois. Dès que nous évoquions notre intérêt pour ce type de quartier, c’est invariablement le nom de Saint-Léonard qui se trouvait mentionné. Il se passait là-bas quelque chose qui n’avait pas lieu ailleurs dans la ville. Le génie du lieu commandait qu’on le prenne, respectueusement, en considération.

Voilà donc ce que nous proposons pour la suite : deux incursions au cœur de réalités foncièrement rétives aux processus de métropolisation qui les environnent et les traversent. En termes de méthode nous ne nous étendrons pas trop (fidèles à notre tentative de désociologisation de nos travaux). La seule indication importante à garder à l’esprit est que nous avons dû procéder par approximation. La vie de quartier, sans conteste, est ce qui fait des trous dans les totalités unifiées de la trame urbaine, ce qui fait dévier les fonctions, mine les structures établies, fait du bruit dans le transfert d’informations et produit une opacité à même de troubler les perspectives impérieuses des espaces publics. Et les valeurs, les accents, les éthiques locales, les tournures d’esprit percent aussi sûrement leur unification hâtive qu’ils fuient leur relevé empirique. La vie de quartier tient sa réalité de son intangibilité et tire sa force de sa présence spectrale. Le quartier résiste et existe sur ce mode d’une hantise intime. Faute de pouvoir saisir ou « attraper » ces urbanités fuyantes, nous n’avons d’autre solution que de nous en approcher pas à pas, prudemment. Ni les quartiers, ni les esprits n’aiment les enquêtes.


Les enquêtes sauvages

Les enquêtes sauvages naissent d’un voyage. Elles ne résultent pas d’une méthode d’investigation journalistique ou statistique. Elles ne doivent rien aux experts. Il suffit parfois de rompre avec ses routines de vie et de pensée, de faire attention différemment, pour qu’un voyage commence. En soi, hors de soi, à la porte d’à côté ou à l’autre bout du monde. Les enquêtes sauvages procèdent de situations de ravages écologiques. Tout aujourd’hui est mouvant ; des vestiges de mondes anciens s’écroulent par pans entiers tandis que de grands plans de mutations célèbrent l’avènement du monde de demain. L’enquête sauvage se tient du côté de l’héritage et de l’indéterminé. Tout n’est plus possible mais tout n’est pas encore foutu. Les enquêtes sauvages sont un outil appropriable par tout qui ressent et expérimente cette indétermination radicale de l’époque. Elles ne constituent ni un programme ni un exemple. Il appartient plutôt à celles et ceux qui s’y lancent d’en définir l’usage, en fonction de leur milieu, de ce qui les dévaste et de comment mieux y vivre. Pour cela, les enquêtes sauvages ne peuvent recourir qu’à l’expérience, mais à toute l’expérience. Il faut raconter. La seule ligne consiste à fabriquer des récits à la hauteur de ces temps chaotiques. Des histoires susceptibles d’être partagées, de rendre possibles d’autres histoires et, chemin faisant, de rendre ce monde-ci un peu plus vivable.

  1. Tarde, G., Monadologie et sociologie, 1893, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999. []
  2. Park, R. E., « The City as a Social Laboratory », 1929, in Smith, T.V., White, LD., Chicago. An Experiment in Social Science Research, Chicago, University of Chicago Press, pp.1-19 (reproduit in Park, R.E., Human Communities, Glencoe, Free Press, pp.73-87, 1952). []