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Défendre l’agriculture urbaine ici et maintenant

Reprendre et cultiver la terre en métropole. Recherche sur les pratiques à Paris, New York, Detroit et ailleurs, et réflexion sur les enjeux politique. Un ouvrage de Flaminia Paddeu

Le livre de Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, qui vient de paraître dans la collection « Anthropocène » du Seuil (octobre 2021) entre particulièrement en raisonnante avec la démarche et les champs de réflexion des Communaux, en particulier notre chantier sur l’écologie populaire. En guise de courte présentation, nous reprenons ci-dessous le prière d’inséré de l’ouvrage, suivi d’une courte vidéo de la Librairie Mollat (Bordeaux), et d’un extrait de son texte d’introduction, qui permet d’aborder de façon un peu plus précise la méthodologie et les hypothèses de ce travail de recherche et d’analyse qui nous apparaît comme une contribution importante à la réflexion pour et autour un projet communal.

L’agriculture urbaine va-t-elle transformer les métropoles ? En essor depuis le début du XXIe siècle, cette pratique connaît un regain d’intérêt qui s’inscrit dans la prise de conscience des ravages de l’agriculture conventionnelle et de l’urbanisation. D’autant que la pandémie de Covid-19 a questionné le mode de vie citadin, fondé sur l’inégalité sociale d’accès à la nature, l’artificialisation des sols et une dépendance considérable aux importations agricoles.

Dans les friches des quartiers populaires, les jardins partagés des centres-villes et les potagers en lutte, l’agriculture urbaine permet ainsi de produire, de résister et d’habiter autrement. Issu d’une enquête au long cours dans le Grand Paris, à New York et à Détroit, ce livre porte sur les efforts collectifs d’associations et d’individus pour reprendre et cultiver la terre dans les métropoles. Au fil des récits recueillis et des parcelles arpentées, il restitue la pluralité des espaces et des pratiques socio-écologiques, et rend compte des alliances et des conflits qui se nouent autour du retour de l’agriculture dans les ruines du capitalisme urbain.

Flaminia Paddeu
Sous les pavés, la terre.
Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles

Editions du Seuil
Collection « Anthropocène »
Date de parution 14/10/2021
22.00 € TTC — 448 pages

Sous les pavés, la terre : agricultures urbaines et résistances dans les métropoles

Que ce soit en ville ou à la campagne, la plupart de celles et de ceux qui se sont mis·es à faire leur potager pendant la pandémie souhaitaient se réapproprier ces savoir-faire autant que faire face au changement global. L’agriculture urbaine réunit des préoccupations autour d’un monde de demain incertain, tant pour notre subsistance que pour nos écosystèmes. Dans le contexte de l’anthropocène, la prise de conscience des méfaits de l’agriculture conventionnelle et de l’urbanisation croissante a refait de cette pratique une voie sensée pour mieux produire et mieux habiter dans son quartier. Beaucoup pensent que les villes peuvent paradoxalement constituer des terreaux d’expérimentations pour des systèmes alimentaires alternatifs et pour transformer l’écologie. Par l’action très concrète de cultiver, on tente de défendre ici et maintenant ce à quoi on tient : des semences autoproduites, un sol vivant, des cultures associées et densément plantées, des herbes spontanées… Mais aussi l’entraide et les actions solidaires.

Alors, l’agriculture urbaine peut-elle être une piste pour le « monde d’après » ? Rien n’est moins sûr. En France, les supermarchés ont engrangé des gains historiques pendant les confinements. Manger local a parfois connu des déconvenues : plusieurs circuits courts dans les quartiers populaires ont dû suspendre leurs activités. Aux États-Unis, si les crises et les guerres ont démontré tout au long du XXe siècle l’utilité manifeste d’avoir un lopin de terre à cultiver, elles ont aussi permis d’accélérer des soi-disant modernisations agronomiques tout en évitant controverses et débats démocratiques. Lors des deux guerres mondiales, sous couvert d’efficacité, les produits phytosanitaires ont été massivement utilisés et encouragés dans les programmes étatiques américains de soutien aux potagers, tout comme les semences hybrides. Mais le plus frappant, c’est que dans les années 1950 ces potagers soutenus pendant la guerre ont quasiment disparu. Le retour à la normale s’est traduit par un boom de l’industrie agroalimentaire et l’essor de la grande distribution. Même si le contexte est éminemment différent, et que le souci écologique se fait plus pressant, cela incite à envisager avec précaution ce qui adviendra demain des envies de retours à la terre dans les métropoles.

Établir une agriculture urbaine collective généralisée, écologique et porteuse de justice sociale, pour tou·te·s les habitantes et les habitants des métropoles, notamment dans les quartiers populaires, ne se fera pas sans luttes. Défendre un nouveau modèle à la fois agricole et urbain nécessite non seulement une action collective forte, mais aussi de s’inscrire dans des rapports de pouvoir complexes pour regagner l’accès à une ressource âprement convoitée, la terre. Depuis les années 1970, des retours à la terre en ville prennent place dans des mouvements qui s’opposent, négocient avec et parfois s’allient aux acteurs locaux publics et privés. Leurs récits, mais aussi leurs pratiques, sont riches d’enseignements pour comprendre comment ces femmes et ces hommes ont lutté, déblayé, et semé pour cultiver là où elles et ils n’étaient pas les bienvenu·e·s.

Reprendre et cultiver la terre en ville

J’enquête depuis 2010 sur les manières de reprendre et de cultiver la terre dans les grandes métropoles, et sur celles et ceux qui la font fructifier collectivement. Je m’intéresse surtout aux cultures potagères qui s’établissent dans des espaces urbains denses, comme les quartiers centraux et les banlieues. L’agriculture urbaine désigne communément le développement, la fabrication et la distribution de denrées alimentaires et d’autres produits issus de la culture et de l’élevage dans et autour des villes. Si le maraîchage en est la forme la plus commune, on trouve également des pratiques d’arboriculture, de viticulture, d’apiculture et d’élevage. La localisation urbaine implique un certain nombre de spécificités, voire de contraintes, notamment par rapport à l’agriculture rurale. L’agriculture urbaine est d’abord caractérisée par l’exiguïté des surfaces qu’elle occupe, depuis des espaces interstitiels comme les bacs, les balcons ou les toits, jusqu’à des friches de plusieurs hectares. Les cultures céréalières, de légumineuses ou d’oléagineux, qui nécessitent de la place, sont ainsi quasiment absentes. Cette agriculture se distingue également par un niveau de productivité variable, depuis des parterres de quelques plants de tomates et herbes aromatiques épars, jusqu’à des parcelles densément cultivées, voire des tours maraîchères. Elle est aussi marquée par une multifonctionnalité forte : loin de se réduire à sa mission nourricière, elle articule selon les cas des fonctions alimentaire, environnementale, sociale, sanitaire, économique ou encore éducative. Surtout, l’agriculture urbaine est considérée comme un usage du foncier subsidiaire, voire temporaire, face à d’autres usages, tels que les logements et les équipements. Elle est très souvent regardée comme illégitime et menacée de destruction. Enfin, elle fait face à des risques de pollution des sols et atmosphériques particulièrement prégnants, étant donné qu’elle ne dispose que très rarement de terres de qualité et bien localisées.

Malgré ces caractéristiques et contraintes communes, l’agriculture urbaine n’existe pas en tant que catégorie unifiée. Dans l’imaginaire collectif, elle est associée aux jardins partagés fréquentés par les classes moyennes et supérieures, voire à l’agriculture high-tech sur les toits des immeubles. Mais en allant sur le terrain on retrouve aussi des potagers informels sur des friches, des fermes associatives au cœur de quartiers ségrégués, ou des jardins ouvriers en face de grands ensembles. Le terme d’agriculture urbaine est suffisamment englobant pour inclure une multiplicité de pratiques agricoles, potagères et jardinières en ville, aux dimensions collectives, nourricières, productives ou informelles plus ou moins marquées. Or, par-delà cette bannière, les choix sociotechniques, les modèles économiques ou les relations à la population locale témoignent de rapports à la justice sociale et à l’écologie divergents. Il y a donc des agricultures urbaines qui cohabitent, non sans tensions, au sein des métropoles.

D’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, l’agriculture urbaine est pratiquée aujourd’hui par 800 millions de personnes, qui produisent environ 15 % des denrées alimentaires mondiales. C’est donc loin d’être anecdotique, surtout quand on sait que la majorité de ces denrées sert à l’autosubsistance des ménages. Traditionnellement présente dans les villes des Suds, l’agriculture urbaine a connu au début du XXIe siècle un essor important dans les villes des Nords, après un siècle et demi de déclin. À Berlin en 2012, il y aurait 930 lotissements de jardins ouvriers, soit plus de 74 500 jardins individuels, occupant près de 3 000 hectares. À Lisbonne en 2015, il y aurait environ 800 jardins potagers recensés et des milliers de potagers clandestins. Ces chiffres sont parcellaires et ne permettent de saisir la réalité que de manière très imparfaite. De nombreux potagers informels ne sont pas comptabilisés, alors qu’ils assurent la survie de populations marginalisées. Les potagers domestiques sont aussi largement invisibilisés, alors que les surfaces privées dédiées à la production vivrière sont parfois plus importantes que celles des potagers collectifs : à Alençon, 300 tonnes de légumes produits par an dans ce type de potagers atteignent 18 % de la consommation locale !

Déconstruire les idées reçues

Pour mieux répondre aux enjeux agricoles et alimentaires en ville – soulevés par la pandémie mais dépassant largement cet horizon – et mieux comprendre l’essor de l’agriculture urbaine, il faut dès à présent désamorcer quelques malentendus. Le traitement médiatique et politique des pratiques agricoles urbaines produit un certain nombre d’idées reçues et de manières erronées de poser les problèmes.

Tout d’abord, il ne s’agit pas de montrer ici comment l’agriculture urbaine peut nourrir les villes. Pour l’instant, on est très loin de l’autosubsistance des villes, et encore moins de celle des métropoles. Le degré d’autonomie alimentaire des 100 premières aires urbaines françaises n’est que de 2 % aujourd’hui. Pour autant, les bénéfices en termes de subsistance peuvent être tout à fait importants à l’échelle des quartiers, des collectifs et des individus. Des fermes productives fournissent localement plusieurs milliers de personnes en fruits et légumes. Si les jardins partagés ne reposent pas sur une production significative, les jardins ouvriers ou d’insertion contribuent réellement à l’économie alimentaire. Les jardinières et jardiniers qui cultivent une parcelle de jardins ouvriers n’ont souvent besoin d’acheter que très peu de fruits et légumes. Pour beaucoup de foyers, cette forme d’agriculture urbaine n’a rien d’anecdotique, au contraire, elle est la condition même de leur subsistance.

Le prisme de la productivité n’est de toute manière pas forcément le bon pour apprécier les pratiques agricoles en ville. Si certaines parcelles sont densément plantées et fortement productives, évaluer l’agriculture urbaine uniquement à l’aune de ses rendements, c’est manquer la multiplicité de ses missions et les spécificités liées à son ancrage urbain. La fonction nourricière n’est qu’un objectif important parmi d’autres. Et les surfaces réduites qu’elle occupe, tout comme le rôle majeur que la société civile y joue, la découplent parfois des injonctions à la productivité qui incombent aux exploitations rurales professionnelles.

Ensuite, il ne s’agit aucunement de faire l’apologie d’une agriculture des villes au détriment de celle des campagnes. Je considère au contraire la plupart des formes d’agriculture urbaines comme complémentaires, voire comme alliées aux agricultures rurales alternatives. Il est vrai que l’agriculture urbaine a connu une attention médiatique renouvelée depuis une dizaine d’années, faisant d’elle une pratique valorisée. Mais elle ne se développe pas pour autant à l’encontre ou en autonomie des pratiques rurales. Si la plupart des néo-agricultrices et agriculteurs des villes ne proviennent pas du monde agricole, une partie d’entre elles et eux a grandi dans des milieux ruraux ou forestiers, en cultivant un potager, tandis que d’autres ont tissé des liens étroits avec des petits paysans ou des cultivateurs aux alentours.

Derrière cet enjeu point le vieux débat opposant territoires urbains et territoires ruraux, et leur assignation à certaines fonctions plutôt que d’autres : aux ruraux la fonction de pourvoir à la subsistance, aux urbains celle de la recevoir et la consommer. Je voudrais justement montrer comment les pratiques agricoles en ville viennent bousculer cette distinction territoriale et comment il est possible d’imaginer d’autres manières et lieux de production collective.

Enfin, l’agriculture urbaine n’est pas qu’une pratique de « bobos », caractéristique des classes moyennes et supérieures cultivées qui consomment bio et votent écolo. La sociologie de celles et ceux qui cultivent la terre dans les métropoles est très variée selon les types d’agriculture, les espaces et les contextes culturels. Par-delà le cliché des gentrifieurs membres des jardins partagés ou des jeunes start-uppeurs qui lancent leur jardin d’aromates sur un rooftop, on trouve des populations précaires qui cultivent un potager de fortune dans une friche ou des retraité·e·s des classes populaires dans les jardins ouvriers. En définitive, comme on le verra, quasiment toutes les classes sociales participent à l’agriculture urbaine – sauf peut-être les fractions les plus aisées de la population –, sans forcément s’y croiser. On se représente aussi le jardinage collectif comme une pratique typiquement féminine. Mais si les femmes sont nombreuses à être investies dans les jardins partagés, les hommes sont majoritaires dans les jardins ouvriers.

Ce jardinage collectif ne peut alors être réduit à un loisir dépolitisé, ou aux petites alternatives du quotidien qui se font l’écho d’une « écologie inoffensive ». Il permet à des ménages de joindre les deux bouts, à des personnes en exil de traverser un moment difficile, à d’anciens toxicomanes de prendre soin de leur santé mentale, à des personnes racisées de se réapproprier leur culture alimentaire ou à des militantes et des militants d’engager une transformation dans la manière dont on pense l’accès à la terre en ville et de contester les dynamiques métropolitaines.

Flaminia Paddeu, “Sous les pavés, la terre”, Seuil 2020
Résister à l’anthropocène et à ses contradictions

Que nous disent alors ces agricultures des transformations sociales, urbaines et écologiques majeures qui ont ébranlé nos modes de production et de subsistance ? Que montrent-elles sur les mille façons d’y faire face ? Il me semble que le retour de l’agriculture urbaine est un symptôme de nouvelles manières de produire, d’agir et de se nourrir au temps de l’anthropocène, pour toutes celles et ceux qui habitent en ville. C’est aussi un révélateur des luttes pour le droit à la terre dans les métropoles, des difficultés à créer des espaces partagés qui ne soient pas ceux de l’entre-soi et de la complexité à transformer son espace de vie sans participer à sa gentrification. Récemment, l’agriculture urbaine est aussi devenue un front pionnier du capitalisme vert, phagocytée par la start-up nation et récupérée par la grande distribution et les promoteurs immobiliers. Face à une nouvelle situation anthropocénique, comment comprendre les retours à la terre dans les grandes métropoles, faire le récit des luttes qu’ils ont nécessitées, des partages qu’ils rendent possibles, mais également des controverses silencieuses qu’ils soulèvent et des inégalités qu’ils reproduisent ?

Pour ce faire, je voudrais dans cet ouvrage défendre et discuter la thèse que l’agriculture urbaine dans les grandes métropoles des Nords constitue le produit des résistances aux ravages écologiques et climatiques auxquels les scientifiques donnent le nom d’anthropocène, mais exprime aussi les contradictions de ses tentatives de dépassement. Bien plus qu’une crise environnementale, l’anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire géologique de la Terre causée non pas par l’humain en général, mais par le modèle de développement qui s’est affirmé puis globalisé avec le capitalisme industriel. L’évolution de l’agriculture urbaine peut être relue et mieux comprise à l’aune des relations que les groupes sociaux entretiennent avec la condition anthropocénique, notamment leurs diverses modalités de soutien ou de contestation. Ainsi, je postule que la disparition de l’agriculture urbaine du milieu du XIXe siècle à l’après-guerre est l’un des effets de l’avènement de l’anthropocène, que son retour à la fin du XXe siècle représente une forme de résistance à l’agir anthropocénique et que son déploiement au tournant du XXIe siècle révèle les contradictions de ses tentatives de dépassement.

Premièrement, la disparition de l’agriculture urbaine entre 1845 et 1970 apparaît comme un symptôme majeur de l’avènement de l’anthropocène. Dans la première phase de basculement vers l’anthropocène, des débuts de la révolution thermo-industrielle à la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture urbaine disparaît brutalement face aux transformations conjointes de l’urbanisation et de l’industrialisation et à la modernisation du système agricole. Entre 1859 et 1969, Paris et son département, la Seine, passent de 1 804 à 626 maraîchers, en particulier sous la pression de la construction immobilière et des parcs publics. En parallèle, les pouvoirs publics urbains aux États-Unis rasent les quartiers populaires afro-américains et leurs jardins potagers et construisent de grands parcs pour les familles bourgeoises, laissant en héritage une situation d’injustice environnementale. La disparition de l’agriculture urbaine est surtout liée à ce que Marx appelle la « rupture métabolique » des flux de matières organiques entre les zones urbaines et leurs ceintures maraîchères. Épisodiquement, si l’agriculture urbaine ressurgit, c’est justement pour pallier les crises du capitalisme agraire ou fossile (potagers de survie face aux récessions économiques et aux guerres) ou pour soutenir la reproduction de la force de travail nécessaire au capitalisme industriel (jardins ouvriers).

Elle continue de s’effacer pendant la « grande accélération », cette deuxième phase de l’anthropocène qui s’ouvre après 1945. En France en 1976 les trois quarts des jardins ouvriers ont disparu depuis la guerre, notamment dans les banlieues des grandes villes. Entre 1970 et 2000, près de deux tiers des cultures maraîchères et horticoles franciliennes périclitent. Aux États-Unis, dans la décennie 1950,80 % des nouvelles maisons sont construites dans les banlieues, ce qui a pour effet de réduire l’agriculture périurbaine. L’étalement urbain avale plusieurs milliers d’hectares de terres agricoles, pendant que les États occidentaux encouragent la pétrolisation des modes de vie des ménages, avec pavillon individuel et bimotorisation. Les parcelles cultivées sont vues par les aménageurs comme des réserves foncières à bâtir, particulièrement en région parisienne où la construction métropolitaine passe par le développement des villes nouvelles et d’un réseau de transport rapide. Le développement du transport frigorifique, l’apparition de la grande distribution, les politiques agricoles libérales, le remembrement foncier et la crise de la main-d’œuvre agricole favorisent la disparition des productions de proximité à la faveur des « hectares fantômes » cultivés dans les immenses espaces des périphéries colonisées. Progressivement, on assiste à un découplage entre les villes et leurs hinterlands nourriciers, induits par une série de choix techniques, politiques et civilisationnels.

Deuxièmement, alors même que la grande accélération continue de battre son plein et que les surfaces agricoles et vivrières refluent, la réapparition du jardinage collectif au cœur des métropoles à partir des années 1970 survient comme une des formes de contestation de l’agir anthropocénique, soit l’ensemble des grandes mutations qui ont fait bondir l’empreinte écologique de l’Occident. En 1973, alors que New York frôle la faillite, l’artiste Liz Christy et ses acolytes balancent des bombes à graine par-dessus les palissades des terrains vagues pour se réapproprier ces espaces abandonnés. Quelques décennies plus tard, des centaines de jardins partagés ont été établis sur les friches du centre-ville. Dans les quartiers populaires, des collectifs afro-américains ou latino luttent pour plus de justice alimentaire en mettant en place des projets d’agriculture urbaine. En France, le modèle des jardins partagés se développe dès 1997 à Lille, puis dans toutes les grandes villes françaises. Aujourd’hui, des espaces conservent un caractère contestataire, qu’il s’agisse de squats cultivés indispensables à la survie ou de hauts lieux du militantisme d’écologie politique comme le quartier libre des Lentillères à Dijon.

La renaissance de l’agriculture urbaine sous forme de guerrilla gardening et autour des mots d’ordre de la justice environnementale et alimentaire participe de luttes sociales visant à infléchir l’impact des activités humaines sur l’environnement terrestre. Si nous sommes entrés dans l’anthropocène « malgré des alertes, des savoirs et des oppositions très consistantes », alors l’agriculture urbaine fait partie de ces mobilisations et résistances qui ont travaillé à contrer le grand récit du progrès et de la croissance. Aux côtés des luttes indigènes contre l’extractivisme sur leurs terres, des collectifs qui expérimentent la sobriété volontaire à travers la décroissance, mais aussi des écologistes qui occupent des terres face aux bulldozers, l’agriculture urbaine rend visibles les savoirs et les pratiques environnementaux de la société civile. En faire le récit, donner une voix à celles et ceux qui l’ont construite de leurs mains, c’est rendre compte du rôle qu’elles et ils continuent de jouer.

Il s’agit d’explorer, troisièmement, comment le déploiement de l’agriculture urbaine depuis les années 2000 et 2010 révèle les contradictions des tentatives de dépassement de l’anthropocène. Dans cette phase contemporaine de l’anthropocène qui débute autour de l’an 2000, celle d’une prétendue nouvelle « conscience croissante de l’impact humain sur l’environnement global », l’essor de l’agriculture urbaine apparaît comme paradoxal.

D’une part, l’agriculture urbaine propose aujourd’hui des alternatives pour continuer à vivre dans les « ruines du capitalisme ». À travers toute une série d’initiatives, celles et ceux qui la pratiquent expérimentent des options pour cultiver et habiter autrement nos métropoles, pourtant produites par une fabrique urbaine capitaliste, reposant sur la croissance et l’accumulation par dépossession. L’agriculture urbaine apparaît ainsi comme une de ces tactiques ordinaires pour se réapproprier à la fois un territoire, un mode de production et une alimentation. Dans des espaces urbains toxiques, dévalués et précaires, ségrégués et inégalitaires, s’inventent de nouvelles relations, avec les humains comme les non-humains, qui ne vont pas sans créer de frictions ni de conflictualités. Il ne s’agit donc pas seulement d’y repousser les limites matérielles de la place de l’agriculture, simplement en végétalisant les toits et les façades, mais d’engager une transformation dans la manière dont on gouverne l’accès au foncier urbain et à son sol.

D’autre part, les nouvelles formes de marchandisation des alternatives font progressivement de l’agriculture urbaine un pan du capitalisme vert, au fur et à mesure que les politiques urbaines néolibérales se la réapproprient. Apparaissent de nouvelles formes d’agriculture urbaine entrepreneuriale, qui ont tendance à s’installer sur les toits, utilisent des technologies et des produits phytosanitaires qui dégradent les écosystèmes, sont développées et financées par des grands groupes de l’industrie agroalimentaire, des sociétés cotées en Bourse, des fondations, des promoteurs immobiliers ou des banques. Dans un contexte d’institutionnalisation et d’entrepreneurialisation des politiques urbaines dites « durables » s’opèrent une mise en compétition et un tri entre formes d’agriculture urbaine plus en moins susceptibles d’être soutenues par les pouvoirs publics (écoquartiers, toits cultivés…). Si ces politiques accordent une attention renouvelée à l’agriculture urbaine, elle perd du même coup sa capacité à transformer les dynamiques à l’œuvre, soumise à des intérêts capitalistes souvent très éloignés de l’intérêt commun des habitantes et des habitants et de la trajectoire socio-écologique des métropoles. Malgré des intentions parfois radicales, certains acteurs de l’agriculture urbaine se retrouvent complices de la restructuration néolibérale, plus ou moins involontairement, et privés de leur capacité de contestation, quand d’autres radicalisent leurs actions, allant jusqu’à occuper des potagers menacés de destruction.

Alors que l’anthropocène repose sur des asymétries qui sont constitutives des dérèglements écologiques globaux, l’agriculture urbaine, à l’origine porteuse d’alternatives, court le risque de perpétuer des écologies et des urbanités inégales et destructrices, par-delà sa lutte originelle pour un autre monde. En tant que pratique sociale et écologique, elle peut être porteuse de pistes pour expérimenter de nouvelles relations à la production et à la terre, en contexte urbain. Mais elle atterrit selon des modalités qui me semblent, du moins divergentes, voire radicalement incompatibles. Qu’y-a-t-il de commun entre les pistes proposées par des jardins ouvriers situés dans un quartier populaire qui se mobilisent contre un projet d’aménagement ; un jardin partagé d’un quartier gentrifié qui propose des événements culturels ; un jardin permacole de banlieue qui organise des sessions d’éducation populaire ; une toiture végétalisée où l’on cultive des herbes aromatiques pour un restaurant gastronomique ; une tour maraîchère avec des cultures en hydroponie ? Ces agricultures urbaines révèlent les oppositions et les hybridations entre les récits contradictoires associés à la notion d’anthropocène. Par-delà le projet de cultiver en ville s’opposent à bas bruit des positionnements vis-à-vis de l’anthropocène et de son dépassement, plus ou moins radicaux, plus ou moins technoscientifiques, plus ou moins compatibles avec le capitalisme et une gestion néolibérale des villes, plus ou moins inclusifs socialement et racialement.

À l’heure de la production croissante de récits sur une agriculture urbaine écolocompatible avec un capitalisme urbain technique et technocratique, qui est certes une trajectoire dominante potentielle, il est important de faire émerger des contre-récits en rappelant la dimension populaire et contestataire de l’agriculture urbaine, à la fois dans son origine et son ancrage contemporain. Alors que l’agriculture urbaine devient l’un des fronts pionniers du capitalisme vert, l’un des marqueurs des inégalités sociospatiales et raciales ou un outil de reconquête des friches abandonnées par les industries, je souhaite ici cartographier les pistes possibles pour fabriquer des agricultures urbaines inclusives ainsi que des relations mutuellement bénéfiques entre humains et non-humains.

Flaminia Paddeu

Géographe, est maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au laboratoire Pléïade. Ses recherches portent sur les enjeux socio-spatiaux et écologiques de l’agriculture urbaine, du glanage et de la cueillette dans les métropoles en France et aux États-Unis. Elle est membre fondatrice et directrice du comité scientifique de la revue Urbanités.


Dans l’ouvrage, le texte d’introduction (dont nous avons repris ici un extrait), s’accompagne d’un important dispositif de notes de bas de page et de références, qui ne sont pas reproduites ici pour des raison de commodité de la lecture à l’écran. L’illustration de couverture est la planche 31 de la série de lithographies en 5 couleurs « Les 36 vues de la Tour Eiffel » (1902) d’Henri Rivière (BnF, département des Estampes et de la Photographie).