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Lettres du Monde

Un film d’Hara Kaminara, « Lettre à Nikola ». Contre le fascisme de la négligence

Hospitalités : avons-nous un monde pour accueillir d’autres mondes ? Il semblerait qu’ils veulent nous absenter du monde. Nous exiler des mondes de l’hospitalité. Nous voler nos âmes. Anesthésier nos cœurs. « Ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le cœur », disait Aimé Césaire. Et c’est avec le cœur que les partisans s’insurgent.

« Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé. J’ai les pieds dans l’eau, bah… je t’ai pas demandé de partir ». Ainsi s’exclame une opératrice du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes aux appels répétés de détresse de quelques dizaines de migrants qu’ils laisseront se noyer. Petites mains du nouveau fascisme. Le fascisme de la négligence. Pire que de nier une existence, c’est de l’ignorer dit David Lapoujade dans Les existences moindres: «On sait bien que le plus sûr moyen de saper une existence, c’est de faire comme si elle n’avait aucune réalité. Ne même pas se donner la peine de nier, seulement d’ignorer ».

« « Expulsés », « relocalisés » : ces termes affreux pour désigner des personnes résument à eux seuls le vrai visage de l’ »accueil » que la France réserve aux rescapés de l’Ocean Viking ». « Ocean Viking » : les fourberies de Darmanin, titre Médiapart le 16novembre. On sait qui est le forban en question. On a entendu parler de ses turpitudes, des « faveurs » sexuelles qu’il avait obtenues en tant que maire d’une ville prolétarienne sinistrée de la part d’une demandeuse de logement. On sait qu’il poursuit obsessionnellement sa carrière de politicien dans une zone grise entre la droite et l’extrême droite. Mais qui sont-ils ces rescapés, ces membres d’une espèce superflue, rescapés et déjà expulsés, relocalisés, ces sous-humains qui ont erré pendant 20 jours au bord d’un bateau en attente d’un port de débarquement ? Qui sont ces 234 réchappés de la mort par noyade, recueillis par Ocean Viking, un bateau de SOS Méditerranée, association civile européenne vouée au sauvetage en haute mer ? Nous ne le saurons pas. On sait juste qu’une vingtaine de gamins ont réussi à se faire la belle de l’hôtel où ils avaient été parqués après leur « accueil » dans le port de Toulon. Il se peut que des collectifs et associations solidaires fassent leur connaissance lors de leurs nouvelles errances dans les rues de Paris et sa banlieue dans les temps qui viennent.

« On est méchant avec les délinquants, mais gentil avec les gentils » (Darmanin, 2/11/2022, depuis le Palais Bourbon à propos des migrants).

Arrivée des Talibans au pouvoir. Des images en boucle sur les médias d’Afghans s’accrochant au fuselage des avions quittant l’aéroport de Kaboul. « Nous devons anticiper et nous protéger contre les flux migratoires irréguliers importants qui mettraient en danger ceux qui les empruntent et nourriraient les trafics de toute nature ». (Emmanuel Macron, 16/08/2022).

Des foules de femmes, hommes, enfants sans abri qui errent dans les villes. 42 500 migrants sont enfermés, parce que migrants, dans des prisons appelés des Centres de rétention administrative en 2021. Au moins 30 000 noyés et disparus dans la mer méditerranée (ce sont là seulement les morts enregistrés par l’OMI) depuis 2014. Des milliers d’autres périssent en mer au bord des kwassa-kwassa, des frêles bateaux de pêche, en essayant d’atteindre la Mayotte.

« Il y a des tapouilles et des kwassa-kwassa. Ah non, c’est à Mayotte le kwassa-kwassa. Mais le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent », dit hilare Emmanuel Macron lors de sa visite au Centre régional de surveillance et de sauvetage atlantique dans le Morbihan, content de lui-même, avec un sourire benêt comme une de ces idiotes émoticônes que l’on s’envoie par WhatsApp.

« Vous vous rendez compte de ce que l’on suggère ? Que l’on pourrait comme ça impunément lacérer des tentes, qu’on l’encouragerait et qu’on ne distribuerait pas des vivres à ces migrants ? ». (Eric Dupond Moretti, 27/11/2021). Les images du photographe Louis Witter où l’on voit la lacération des tentes des migrants expulsés de leurs campements de fortune se remettent à circuler. Douze organisations d’aide aux migrants font un recours contre l’arrêté préfectoral qui interdit la distribution de repas à Calais en juillet 2017. L’une d’elles twitte : « Les autorités empoisonnent l’eau des migrants à Calais avec du gaz lacrymogène. La « lutte contre les points de fixation », c’est ça ». (Auberge des migrants, 10/07/2017).

« Pour pouvoir accueillir tout le monde dignement, on ne doit pas être un pays trop attractif ». (Emmanuel Macron, 22/10/2019).

Un énième projet de loi contre les migrants est en cours pour en mettre certains au service des zones grises de l’économie, avec des emplois mal payés et que plus personne ne veut faire. Et à nouveau ils nous faudra entendre leurs bavardages abrutissants.

Si au moins ils pouvaient se taire !

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Ce qui sidère ce n’est pas seulement l’ignominie, les mensonges éhontés, c’est aussi la profonde bêtise. On dirait qu’ils veulent nous assommer avec leur médiocrité morale. Qu’ils veulent nous y habituer.

Charles Péguy disait : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme, et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme, même perverse. C’est d’avoir une âme habituée ».

Revenons aux aventures de l’Ocean Viking. A ce nouvel épisode scabreux de « la gestion des flux migratoires ». Des migrants malades, épuisés pendant des jours et des jours sur le pont d’un navire en haute mer en attente d’un port où pouvoir les débarquer. Des gouvernements calculant le degré d’abjection qu’ils peuvent encore nous faire avaler. Plus c’est gros, plus c’est absurde, plus c’est ignoble mieux ça marche dans le décor vermoulu de la République. Le dernier avatar du néo-libéralisme tardif est un nouveau féodalisme.

David Graeber et David Wengrow nous rappellent dans Au commencement c’était…, l’État n’est pas « la réalité tapie derrière le masque de l’exercice de la politique : il est le masque lui-même ; il est ce qui empêche de voir l’exercice de la politique pour ce qu’il est ». L’État devient nécessaire par rapport à lui-même, nous disait Michel Foucault. Pour conserver sa forme pleine et suffisante, il doit en permanence ré-instituer sa théâtralité. Dans ce sens, l’État est un coup d’Etat permanent. Il n’est que son auto-manifestation, ses coups d’éclat.

Ce qui est profondément détestable dans le visage du pouvoir c’est que nous devons en supporter tous les jours les visages répulsifs de sa représentation. Plus le paysage social est sinistré plus ils pourront se lâcher. Donc il leur faut sinistrer davantage la société : c’est à dire, poursuivre avec acharnement la destruction de la communauté. Plus les mondes des communautés sont décomposés, mieux ils semblent se porter.

D’un côté de foules de migrants hagards, errant dans les villes, affamés, malades, harcelés, maltraités, traqués… De l’autre ceux qui prétendent nous gouverner, ensevelis dans leurs innombrables turpitudes. Pérorant leurs propos affligeants. La « stratégie du choc moral » est une arme incomparable. On dirait qu’ils veulent nous démoraliser. Nous priver de la morale immanente à la communauté : entraide, interdépendances, hospitalité. Car il y a de la communauté partout où nous accueillons et rencontrons ce qui nous est étranger, ce qui nous fait différer. La rencontre avec le même, l’identité, c’est l’affaire des fascistes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui : les libéral-fascistes qui prolifèrent dans le paysage asphyxiant de l’atomisation qui fait masse. Le fascisme de la négligence.

Ce sont les potentiels de communauté qu’ils sont en train de dévaster en même temps que le milieux de vie où les communautés trouvent à exister. Ici, ailleurs. Car tout « ici » a des ailleurs. Comment une quelconque communauté peut exister sans des passages, sans rencontrer ce qui lui est étranger ? Tout communier est un itinérant.

« Étrangers, ne nous laissez pas seuls avec les Français ! » disait un dicton des luttes des sans papiers des années 90.

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Des vagues, l’immensité de la mer, des images de canots débordant de corps égarés dans la mer. Des corps, mais aussi des âmes. Celles des rescapés, celles des sauveteurs, celle de l’enfant à naître que l’on retrouvera, plus tard, avec ses gestes hésitants, avec ce regard perplexe de toutes les enfances. Le travail de tissage du temps pour sortir de la surexposition des images qui nous ensevelit et qui fige le monde. On y trouvera des danses sur le pont du navire, des actions de grâce à des divinités, des regards se perdant au loin vers l’horizon. On devine les souvenirs d’autres mondes. Et encore les vagues insistantes, la gracieuse ligne tracée par le dauphin dans la mer. On y trouvera la communauté retrouvée. Des corps à nouveau vivants. Et leurs âmes.

Mais ce sont aussi nos âmes que nous pouvons retrouver dans le film splendide d’Hara Kaminara embarquée dans l’Aquarius. Notre âme est partout sauf en nous-mêmes, disait quelqu’un. Transfiguration du rapport à soi dans l’avènement de l’autre en moi.

Ce bateau transporte des migrants qui à leur tour transportent des mondes. Mais avons-nous encore un monde pour accueillir d’autres mondes ? Ce que veulent ceux qui prétendent nous gouverner c’est nous absenter du monde. Et le rendre inhabitable. Anémier nos âmes pour faire de nous des automates marchant au pas dans leur monde dépeuplé, seulement habité par les gadgets qui encombrent  le monde de la marchandise.

Kropotkine dans La morale anarchiste nous rappelait les beaux mots de Guyou : « Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes : nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre existence ». Ce sont là les mots de tous les partisans qui s’insurgent.

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Lettre à Nikola nous invite à prendre parti pour la vie qui insiste, même dans la pire adversité, contre les morbides simagrées des Darmanin et Macron.

Alors, à nouveaux, nous pourrons reprendre les mots de Virgile, le poète des exils et des transfigurations qui parcourut cette même mer il y a plus de deux mille ans : sunt lacrimae rerum.

Mêmes les choses ont des larmes.

Josep Rafanell I Orra

Ce film sera projeté prochainement à Bruxelles et Paris.

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