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Entretiens

Soin et politiques de l’amitié : quand s’inventent des interstices institutionnels

Discussion avec Mervat Chaban, assistante familiale et Frédérique Rafanell, psychologue à l’Aide sociale à l’enfance de la Seine-Saint-Denis organisé par la revue « Parades ».

L’idée était de réunir autour d’une table deux personnes travaillant à l’Aide Sociale à l’Enfance. L’une en tant qu’assistante familiale et l’autre en tant que psychologue. En toute normalité, leurs statuts différents devraient faire qu’elles n’auraient jamais dû se rencontrer. À l’ASE, comme dans bon nombre d’institution, les spécialisations professionnelles opèrent des séparations non seulement entre « usagers » et professionnels, mais au sein même des professionnels, censés pourtant travailler ensemble. Mais ce n’est pas tout, cette séparation est guidée par des formes de hiérarchisation qui font obstacle à des formes de coopération et à la création d’expériences partagées. Il nous paraissait donc intéressant de faire se réunir ces deux amies pour discuter de leurs pratiques communes, des techniques qu’elles ont inventées. Il en résulte des manières singulières de pendre soin, ouvrant à des espaces de collaboration et de démocratisation.

Partant de leur rencontre, il s’agissait pour nous d’explorer ce qui les animait en commun et les incidences que cette rencontre a pu avoir sur leurs pratiques. La nécessité de sortir de l’isolement et de l’exclusion dont sont victimes les assistantes familiales, chez l’une, résonne avec la volonté d’ouverture et de démocratisation des pratiques de soin chez l’autre. L’activation de groupes d’auto-support et de réseaux d’entraide au sein d’un territoire d’un côté fait écho à la volonté de « pratiques en réseau » de l’autre. Et au bout, la nécessité de la restauration d’une confiance réciproque et d’un rapport d’égalité entre les personnes engagées dans des relations de soin, sans oublier les « usagers ».


Tout d’abord, nous aurions aimé savoir comment votre rencontre a pu avoir lieu. Il n’y a en effet rien d’habituel à ce qu’une assistante familiale et une psychologue se retrouvent dans un même endroit pour parler ensemble à propos du travail au sein de l’ASE et des transformations qu’il faudrait y opérer.

Mervat – Cela a été rendu possible grâce à une initiative de Frédérique, il y a longtemps : elle avait mis en place des réunions avec des assistantes familiales au sein d’une circonscription où on sentait déjà cet esprit égalitaire, alors même qu’elle n’était pas en théorie au même « rang » que les assistantes familiales, elle ne le faisait pas ressentir dans sa pratique ni dans ses échanges avec nous. On sentait vraiment qu’elle voulait rendre complémentaires nos différentes interventions, qu’elle était prête à entendre pas mal de choses, même celles qui dysfonctionnaient, pour pouvoir les améliorer, avec nous, et non pas pour nous disqualifier. Moi, j’étais nouvelle à l’époque, j’étais arrivée depuis deux ou trois ans et par principe je ne voyais pas de différence entre les professionnels, quand bien même ils avaient des statuts différents. On me disait qu’on ne pouvait pas tutoyer les éducateurs ou les responsables car il fallait « garder ses distances ». C’est vraiment cette culture de la « distance professionnelle » entre les professionnels de la circonscription et les assistantes familiales qui introduisait aussi des formes de relations hiérarchiques. Et cette hiérarchie il faut l’entretenir car c’est elle qui permet d’avoir quasiment une sorte de droit de vie ou de mort sur l’assistance familiale. Celles-ci sont alors dans la position de devoir obtenir une reconnaissance par le service de l’Aide sociale à l’enfance. Mais Frédérique n’était pas dans cette logique et ça tombait bien parce que moi je commençais à m’interroger sur la nature de ces liens. Je me disais que chacun depuis sa place peut faire quelque chose qui est complémentaire avec les autres, sans que ce lien vienne nécessairement hiérarchiser les places de chacun. J’avais écrit à cette époque une pièce de théâtre intitulée « Chacun à sa place ! » qui serait encore d’actualité aujourd’hui. Avec Frédérique on s’est retrouvées aussi sur le champ militant, syndical, plus généralement, et puis une amitié forte est née entre nous. Au-delà de notre conception commune du travail auprès des enfants et des familles, on s’est retrouvé dans beaucoup de choses sur le plan humain, dans nos croyances plurielles.

Lorsque Frédérique a mis en place ce groupe il y a plus de 15 ans, il ne s’agissait pas de créer une sorte de « supervision » des assistantes familiales, c’était autre chose. J’imagine que ça n’a pas pu se faire non plus sans une certaine défiance de la part d’autres professionnels, voire d’autres psychologues ?

Frédérique – Je me rappelle qu’il y a eu des discussions au départ avec des collègues éducatrices, mais c’était pour des questions de principe. À l’époque la question se posait s’il fallait inviter ou non les assistantes familiales à participer aux réunions de synthèse qui concernaient les enfants qu’elles accueillaient avec les autres professionnels. En général, soit elles n’y assistaient pas, soit on les faisait rentrer à la fin de la synthèse pour les informer de ce qui avait été décidé, en leur demandant avant si elles avaient quelque chose à dire. Quand je suis arrivée, cette façon de faire m’avait beaucoup choqué. Mais on a fini par dépasser ces questions, et même ceux qui y étaient opposés en théorie, n’avaient plus, lorsque cela se pratiquait, aucun problème pour partager une réunion avec les assistantes familiales. Ce qui était curieux c’est que quand je leur demandais, de façon située, si on pouvait faire telle réunion de synthèse avec telle assistante familiale, mes collègues étaient d’accord. Mais si je proposais d’instaurer le principe selon lequel les assistantes familiales devaient être invitées de façon systématique aux réunions de synthèse, là tout d’un coup il y avait plein d’obstacles qui arrivaient : qu’il fallait les protéger, qu’elles ne pouvaient pas avoir accès à toutes les informations, que cela introduisait une confusion entre les rôles des unes et des autres, etc. Il y avait toutes sortes de « théories » et préjugés en surplomb qui du coup faisaient obstacle. Ce type de discours revient toujours avec les assistantes familiales : « il faut les protéger ». On était donc en désaccord mais j’ai commencé quand même à le faire et ça ne posait pas de problème aux collègues qui étaient avec moi. En plus finalement ça leur plaisait beaucoup aux éducatrices d’être en lien avec les assistantes familiales. Elles étaient beaucoup plus à l’aise. Ce que de toutes les façons elles faisaient déjà, de fait, de façon interstitielle, elles pouvaient le faire de façon « officielle ».

Lorsque j’ai commencé à instaurer des moments d’échange avec les assistantes familiales, je ne voulais pas que cela prenne la forme de supervisions, je ne voulais pas être en position de surplomb et je ne voulais pas que mes collègues le soient non plus. L’idée qui guidait la mise en place de ces moments de rencontre c’était simplement que plus on se connaissait et mieux on travaillerait ensemble. On invitait donc les assistantes familiales, j’étais présente avec une ou deux collègues éducatrices, à chaque fois différentes, de façon à ce que toutes les éducatrices connaissent l’ensemble des assistantes familiales avec lesquelles la circonscription travaillait. Et inversement. Du fait de cette inter-connaissance, on pouvait mieux décider ensemble des accueils de tel enfant singulier avec telle assistante familiale en fonction aussi de sa singularité. Et puis, les relations devenaient ainsi plus fluides, on se voyait plus souvent, on se téléphonait plus facilement, etc.

Si des énoncés du type « Il faut protéger les assistantes familiales » reviennent constamment, ne faut-il pas aussi y voir une exigence de contrôle ? C’est-à-dire qu’il y a là l’idée que ce sont des personnes qui peuvent être défaillantes, et donc qu’il faut aussi avoir un regard, les orienter, les soutenir… voire les contrôler car il peut y avoir des familles d’accueil maltraitantes. Or, cela pose immédiatement la même question : il peut y avoir des éducateurs, des psychologues maltraitants, et personne ne contrôle ces espaces-là. Si de telles réunions partagées montraient que les assistantes familiales avaient une sensibilité, une intelligence, une capacité à inventer tout un tas de choses et à les partager avec d’autres professionnels, elles permettaient aussi de remettre en cause leur statut.

Frédérique – Il est indéniable que la question du contrôle se pose. Il y a l’idée selon laquelle il faut « garder les distances » car sinon on ne sera plus capable de voir si elles sont défaillantes. C’est comme si la proximité était un obstacle à des échanges qui permettent de changer des manières de faire, des unes et des autres. C’est bizarre non ? Demanderait-on à deux collègues psychologues de garder entre elles une distance sous peine de ne pas pouvoir évoquer entre elles leurs propres difficultés, voire leurs « défaillances » ?

Mervat – Il y a derrière cela l’idée de contrôle, c’est certain. C’est déjà inscrit dans le statut de l’assistante familiale. Dans l’agrément, il est écrit que la PMI (Protection maternelle et infantile) fait le contrôle. Donc le mot « contrôle » est bien là. Je ne suis pas contre le contrôle par principe. La question c’est plutôt : comment faire ce contrôle ? Je me rappelle, une fois, tu as dit quelque chose qui m’a beaucoup plu, Frédérique, tu as dit que c’est quand on est proche qu’on peut voir les dysfonctionnements. C’est quand les personnes sont à l’aise qu’elles peuvent se permettre de dire des choses. C’est à partir de la confiance que tu peux remédier à des formes inadéquates de travailler. Mais si tu fais le flic, les gens trouveront toujours les moyens de cacher leur « dysfonctionnement ». Les gens qui sont contrôlés par la PMI ils font tout pour ne pas se faire attraper.

Frédérique – Il y a le vieux fantasme de la PMI, même si c’est de moins en moins présent, des visites impromptues. On arrive sans prévenir, et le fantasme c’est : « on va tomber sur des tableaux apocalyptiques, avec six gamins cachés dans la cave, des lits sales… ». C’est toi Mervat qui disait un jour que tu observes avec tes collègues que s’il y a des formes de confiance entre elles et le service, celles-ci peuvent dire plus facilement qu’elles sont parfois en difficulté, et ainsi éviter qu’il y ait des répercussions sur les enfants. Si on a peur, on a tendance à cacher ce qui ne va pas. On finit par craquer, et les problèmes arrivent.

Mervat, tu dis ne pas être contre le contrôle. Mais essayons de poser la question autrement : pourquoi ne pas utiliser un autre mot. Pourquoi « contrôle » et non pas échange, « partage » ? Pourquoi toi tu serais contrôlée en tant qu’assistante familiale ? Tout le monde devrait être contrôlé à ce moment-là ! Or, qui contrôle un éducateur, une psy ? Tu peux aussi faire des ravages en tant que psy, dans un bureau enfermé avec un enfant.

Frédérique – Ce que l’on entend souvent, c’est que c’est l’assistante familiale qui a l’enfant au quotidien, et que donc c’est plus grave pour l’enfant. Mais comme tu le dis, les ravages peuvent tout à fait venir aussi au niveau des éducateurs, moins au niveau des psys car ils ne sont pas autant en contact avec les enfants. Celles-ci ont moins de pouvoir sur le devenir de d’enfant, même si en tant que psy on peut avoir des discours pathologisants, des interprétations en surplomb… C’est l’éducatrice qui peut vraiment décider de l’orientation d’un gamin. Le juge qui décide en dernier terme, s’appuie sur le rapport de l’éducateur et des psychologues. Si l’éducateur veut que l’enfant change d’assistante familiale, ou qu’il ait moins de droits d’hébergements… il en a le pouvoir. 

Mervat tu t’es lancée dans une aventure : la constitution d’un collectif d’assistantes familiales (ARAF). Ce collectif est devenu un lieu d’auto-support pour les assistantes familiales, mais aussi un lieu que tu as tout de suite voulu ouvrir à d’autres gens. Cette expérience est désormais reconnue par les tutelles. Peux-tu nous parler de ce collectif ?

Mervat – Oui, désormais il y a une convention avec le Département et nous siégeons au « Conseil des familles ». Je suis élue à Sud Territoriaux, et j’ai senti qu’il y avait des endroits où on ne pouvait pas y être avec la casquette syndicale. La création de l’ARAF était devenue une nécessité dans la lutte pour la reconnaissance de cette belle profession qu’est l’assistante familiale. Je trouvais dommage qu’on ne soit pas reconnues, qu’on n’ait pas réellement de place au sein de l’ASE. À part Frédérique, les gens avec qui je travaillais trouvaient que c’était trop de dire ce que j’avais à dire. Si je demandais à être dans une réunion pour la gamine que j’accueille depuis qu’elle est bébé, on me disait que ce n’était pas la peine car on porterait ma parole, on dirait à ma place ce que j’avais envie de dire. Tout de suite on a voulu que cette association soit ouverte à d’autres personnes qui sont autour de l’enfant. L’école, l’hôpital, les éducateurs… L’idée c’est de faire rayonner ce travail qui est au cœur de la protection de l’enfance, et de dire que si on a des assistantes familiales formées et bien entourées, cette mission sera plus facile à remplir.

Ce qui nous avait beaucoup frappé lorsque nous avons assisté à vos rencontres, c’était qu’il y avait une culture de la convivialité qui était très étonnante. Et cela faisait tellement contraste avec les espaces habituels du travail social… ça ne se décrète pas, ça !

Mervat – Il y avait beaucoup de collègues dans le bureau de l’association qui étaient opposées à l’instauration de ces moments conviviaux. Ça fait tellement partie de l’expérience des assistantes familiales, cultiver un climat d’accueil, savoir recevoir les gens…, que je trouvais important qu’une telle ambiance puisse émerger aussi ailleurs. Certaines assistantes familiales me rétorquaient que pour paraître plus « pro » il ne fallait pas offrir à manger ou un café. Moi je pensais tout l’inverse. C’est ça aussi l’assistante familiale : l’hospitalité ! Au-delà de cette fonction d’accueil, nous voulions aussi que ces moments soient les plus ouverts possibles. Par exemple, nous avons invité à une de nos rencontres Lyes Louffok, un ancien enfant placé à l’ASE qui a écrit Dans l’enfer des foyers, un travail de recherche sur la protection de l’enfance à partir de son expérience, et que nous savions très critique à l’égard des assistantes familiales. Mais c’est aussi ça l’ARAF : nous avions besoin d’entendre ce qu’il avait à nous dire. Nous sommes un collectif vraiment soudé, capable d’entendre beaucoup de choses, et notamment que dans notre univers professionnel il peut y avoir aussi des personnes négligentes. Dans le même sens, nous avions aussi invité Le Fil D’Ariane, une association de parents d’enfants placés, en sachant très bien que ses membres étaient aussi parfois très critiques à notre égard.

Frédérique – Le but de l’ARAF c’est aussi de pouvoir faire des propositions pour améliorer les pratiques professionnelles. Donc à chaque fois qu’il y avait un invité il y avait aussi un thème, du type « comment faire quand on s’occupe d’un ado ? » ou « quelles propositions pourrait-on adresser au Département pour que ce soit plus facile quand on accueille un tout-petit ? » Les rencontres sont retranscrites et sont distribuées à la Direction, pour qu’il y ait un témoignage du travail qui est fait dans l’association.

Mervat – En fait on part toujours d’une expérience, un problème concret rencontré qui fait que l’on va penser à un sujet particulier. Par exemple, on savait que beaucoup de collègues refusent d’accueillir des bébés. On s’est donc intéressé à cette question, en se demandant quels étaient les blocages. On envisageait toujours des mises en perspective. Je me rappelle qu’à cette occasion on avait invité un service de l’association Jean-Cotxet qui n’accueille que des bébés. A cette époque la responsable du service s’opposait à nos propositions. Nous avions conclu que pour qu’il y ait plus d’assistantes familiales qui acceptent d’accueillir des bébés, il fallait avoir deux assistantes familiales ou des places à la crèche ou des partenariats avec les assistantes maternelles de jour. Travailler avec des bébés est très exigeant, parfois épuisant. On est réveillées la nuit. On doit jongler avec les autres accompagnements qui concernent les enfants plus âgés dont on a la responsabilité. On nous rétorquait qu’on allait perturber l’enfant, que ce n’était pas possible. Mais ce n’est pas ce que font des parents lorsqu’ils mettent leur petit enfant à la crèche ou chez une assistante maternelle ? Et bien ils font pareil, on n’avait rien inventé. À l’époque ce n’était donc pas envisageable, mais aujourd’hui cela commence à être admis.

Tu as un engagement syndical dans lequel assez classiquement tu t’engages avec d’autres camarades à défendre les droits des salariés. Mais il y une autre expérience très importante, c’est que à partir de l’ARAF, à partir de tout ce tissage de relations que vous avez promu avec d’autres assistantes familiales, vous faites exister quelque chose qui a trait au territoire. Par exemple, quand tu es éducateur ou psy, tu n’as pas la même inscription dans un territoire. Vous en tant qu’assistantes familiales, non seulement vous accueillez les gamins, mais vous les accompagnez dehors, dans des centres de loisirs, à l’école, dans les jardins, les marchés… Vous créez un tissage au niveau d’un territoire concret dans les villes différentes où vous habitez. Et là il y a comme un double temps : sur le plan professionnel, la technicité de l’accueil de gamins qui ne vont pas bien, qui ont vécu des choses très compliquées, techniques que vous essayez de partager, idéalement, avec d’autres professionnels. Mais il y aussi le fait que vous avez en tête où habitent ces gamins-là. Et justement parce que vous êtes en lien avec un territoire, parce que vous partagez la vie des gens qui y habitent, vous est venue l’idée de créer une sorte de réseau d’entraide que vous avez appelé « La Grande Famille ».

Mervat – C’est quelque chose qui a surgi à un moment de grand trouble, après les attentats, dont le Bataclan. Avant il y avait eu 2013 (l’attentat de Charlie Hebdo), on avait fait une journée, « Vivre ensemble », où on avait invité Alain Gresh. Puis il y a eu 2015… Quand on regardait les médias, on était témoin d’un terrible amalgame entre les musulmans et le terrorisme. C’était quelque chose de si violent ! Car la plupart d’entre nous sont musulmanes. Et du coup, j’ai créé « La Grande famille ». L’idée était que chacun, de proche en proche, pouvait aider quelqu’un qui en avait besoin. Mes collègues rigolaient, elles se demandaient où je trouvais le temps de faire ça… Mais je leur disais que je n’allais pas forcément aller très loin, qu’il suffisait de faire « La grande famille » juste à côté de chez moi. J’ai commencé par créer un groupe par une application, et j’ai mis les personnes qui voulaient y être. Et on disait aux gens de rajouter des personnes qui avaient besoin d’aide ou d’autres qui pouvaient aider. J’avais eu cette impulsion de s’associer et s’ouvrir aux autres, pour ne pas se victimiser, pour ne pas se contenter de se dire qu’on était rejetées par la société. A mon sens, la question n’est pas de « s’intégrer » mais d’aller vers les autres, s’ouvrir aux autres. Il y aura toujours des gens qui seront preneurs de ce que nous on offre aussi. Moi, quand je vois des choses que je trouve graves il faut que j’extériorise par une action. Il faut que je puisse m’exprimer sur ce qui se passe. Même si c’est très modeste ce que nous pouvons entreprendre. Et à ce moment-là, le minimum pour moi c’était de dire « on ne peut pas rester sans rien faire ».

Au départ, j’avais de grandes ambitions ! J’avais imaginé la mise en place d’un restaurant en récoltant des aides alimentaires. J’imaginais qu’on pourrait aussi proposer à certains des jeunes que nous accueillons un stage parce qu’ils ont beaucoup de mal à en trouver. L’idée était de faire vivre un lieu de rencontres avec des gens concernés par l’ASE. Un endroit qui va faire vivre des formes de communauté ouvertes. C’est resté au niveau d’embryon mais c’est toujours vivant. On reste en contact, on se rencontre souvent, on communique beaucoup ensemble sur les réseaux.

Frédérique – Ce qui est curieux, c’est que les assistantes familiales travaillent beaucoup toutes seules, mais en même temps ce sont les collègues de l’ASE qui se rencontrent et partagent le plus entre elles !

Mervat – Oui, mais ce n’était pas forcément le cas avant. C’était ça aussi le but de l’association : sortir de l’isolement, pouvoir se rencontrer en cultivant la convivialité mais aussi mener un travail de recherche. L’ARAF est un groupe qui a beaucoup contribué à changer les choses au niveau des services départementaux de l’ASE. Même si le syndicat Sud a été aussi particulièrement actif dans l’accompagnement et la mise en lumière de notre travail.

Frédérique, depuis un temps tu explores de nouvelles manières d’accueillir et d’accompagner les familles au sein de l’ASE. Vous êtes allées avec quelques collègues faire un travail d’enquête, notamment en Belgique. Vous avez invité une assistante sociale suédoise qui a travaillé là-bas autour de la protection de l’enfance. Vous vous êtes également intéressées à ce qui se passe en Italie… Tu es en train d’essayer de mettre en place des formes d’accompagnement qui ont pris, en France, le nom de « Conférences familiales ». Cette démarche porte le signe d’un travail de démocratisation de l’approche aidante et soutenante pour des familles en très grande difficulté. Il s’agit d’introduire les familles, et celles et ceux qui leur sont liées, dans les espaces de soin. Ceux-ci deviennent alors des espaces de « collaboration », ou de co-élaboration, ce qui est un impensé dans l’univers de l’ASE, disons dans les institutions de soin en général.

Frédérique – Quand j’ai commencé à travailler dans des foyers, il y a 25 ans, je trouvais que la place des parents était marginale, qu’il y avait beaucoup d’abus de pouvoir. Par exemple quand l’enfant était accueilli en foyer d’urgence, il ne pouvait pas voir ses parents pendant trois semaines. C’était des choses à peine légales qui se faisaient comme ça, par habitude. C’est à ce moment-là que j’ai été bénévole au « Fil d’Ariane », une association de parents d’enfants placés. C’était tellement insupportable ce que je voyais dans les foyers que j’avais besoin de trouver d’autres espaces. J’ai été bien accueillie par la présidente de cette association. Elle était ravie de la présence de quelqu’un qui était une professionnelle de l’ASE. C’est ainsi qu’elle m’avait demandé d’intervenir dans des groupes de parents. Ceux-ci en étaient ravis : « enfin quelqu’un de l’ASE avec qui on va pouvoir parler, puisqu’elle n’est pas là en tant que psy, mais en tant que bénévole ».

Quand je suis arrivée en circonscription, j’ai pu faire le parallèle avec les familles d’accueil, traitées en quelque sorte comme des subalternes. De la même façon, j’ai eu envie de travailler avec les assistantes familiales différemment. Et fort heureusement je me suis retrouvée avec une équipe qui avait envie de travailler différemment avec les assistantes familiales. Et différemment avec les parents. On s’est rapidement rendu compte que quand on instaurait des relations de confiance réciproque avec eux, on pouvait par la suite travailler plus facilement autour de leurs difficultés relationnelles avec les enfants. Autrement dit, notre manière d’être en relation avec eux avait des effets sur leurs relations avec leurs enfants. Pour établir ces rapports de confiance il fallait déjà prendre soin des façons de les accueillir, des manières de leur parler, d’être plus transparentes à propos des démarches et procédures que nous mettions en place, et autant que possible, le faire avec eux. Rien que de leur offrir un café pour les accueillir, cela changeait parfois beaucoup de choses, par exemple quand il y avait d’emblée des tensions à leur arrivée dans la circonscription. L’idée c’est de revendiquer un travail effectué avec humanité, et il est dès lors nécessaire de faire rentrer de l’humanité dans les qualités requises d’un travailleur social : nous pouvons exercer notre travail pas seulement parce que nous sommes diplômés, mais également et surtout parce que nous sommes capables de déployer des qualités relationnelles telles que l’humour, la chaleur, l’hospitalité, l’implication, l’empathie…toutes qualités nécessaires à créer une relation de confiance. Et ce sont des aspects qui se cultivent et prolifèrent quand le cadre le permet. 

Nous on faisait tout ça en tâtonnant, on avait un peu besoin d’être légitimé là-dedans pour pouvoir affirmer notre façon de travailler. Et on a donc monté le projet que vous évoquez pour aller rencontrer des équipes dans des pays où il y avait moins de placements. Si vous examinez historiquement l’ASE, en France, les placements ne diminuent pas. Les statuts des enfants changent, car avant il y avait beaucoup plus de pupilles que maintenant, mais il y a toujours autant de placements. On est allé en Belgique où nous avons rencontré des équipes qui travaillent dans la protection de l’enfance ainsi qu’un juge des enfants. Là-bas, il y a tout autant des enfants accompagnés, autant de mesures éducatives, mais beaucoup moins d’enfants placés. Le juge nous présentait le travailleur social comme son collègue. En Belgique, le juge va rencontrer l’éducateur de l’ASE, il va rencontrer la famille avant de la recevoir au tribunal. Un juge qui travaille avec des travailleurs sociaux ! Ça en dit long sur les différences qui existent entre la France et la Belgique dans ce domaine. Les Belges cherchent des formes de consensus entre les uns et les autres. Le juge est dans une position de facilitateur. C’est uniquement si aucun terrain d’entente n’est trouvé qu’une décision de placement sera prise. Il faut ajouter qu’il ne peut pas y avoir d’audience si le parent n’a pas un avocat. En France c’est rare que le parent ait un avocat. C’est un droit mais beaucoup de parents ne le savent même pas…

En France il y a une sorte de réification du droit contradictoire dans lequel le juge d’enfants se situe complètement en surplomb. Le juge ne va jamais dire à un éducateur de l’ASE qu’il est son collègue. Il souhaite que celui-ci soit à la même place que le parent, qu’il puisse y avoir un discours contradictoire, qu’il y ait des arguments contradictoires. Cela peut paraître louable mais de fait, l’asymétrie demeure entre les parents et les travailleurs sociaux. En Belgique, c’est difficilement concevable qu’un enfant qui dénonce des violences parentales auprès d’une assistante sociale scolaire, soit placé le soir même sans que la famille n’en soit informée. Pour qu’un enfant soit placé, il faut d’abord que toute la famille en ait été informée, et qu’il ait été vérifié que personne dans la famille ne puisse accueillir cet enfant. Les collègues belges disent que parfois ils aimeraient bien que l’enfant soit placé un peu plus tôt. Parfois les enfants arrivent dans des états catastrophiques… Ce sont aussi les écueils d’un tel système. Mais il y a quand même une sollicitation de tout le milieu autour de l’enfant, des espaces de délibération, de négociation, l’élaboration de solutions dont le juge est garant. Tout ça me paraît être une bonne chose.

En France il y a aussi une judiciarisation très forte de la protection de l’enfance. Et en Belgique, même si le juge est toujours là et qu’il tranche à un moment donné, il y a quelque chose qui penche davantage vers le soin.

Frédérique – Oui, parce qu’ils considèrent que la maltraitance familiale ne doit pas être judiciarisée. C’est d’abord un dysfonctionnement relationnel et à ce titre il doit être traité au niveau thérapeutique. Donc ils vont plutôt proposer des entretiens familiaux, des aides éducatives ou des psychothérapies mais ne vont pas envisager tout de suite une mesure judiciaire. Cela arrive au bout d’un long processus. Ce qui n’exclut pas qu’il y ait des placements, dans des foyers ou des familles d’accueil.

Tu as aussi invitée une assistante sociale suédoise à venir présenter son travail à l’ASE ?

Frédérique – Oui, on l’a invitée à venir parler de son travail. Lors de cette rencontre elle a évoqué un dispositif qui s’appelle « Signs of Safety » (signes de confiance) qui consiste à proposer à la famille, lorsqu’il y a un problème avec l’enfant, d’organiser avec elle une réunion. L’assistante sociale invite les professionnels qu’elle souhaite, et elle suggère également à la famille de venir avec tous les gens qu’elle a envie d’avoir à côté d’elle pour la soutenir. Ils font une invitation conjointe et ils se retrouvent dans une salle de la mairie car la mairie laisse une salle à disposition des familles et des travailleurs sociaux. Deux animateurs extérieurs aux services de protection de l’enfance vont animer cette réunion. L’idée est alors de discuter, de multiplier les perspectives et de croiser les points de vue pour trouver des solutions. Nous, ça nous intéressait drôlement car tout à coup les professionnels n’étaient plus là pour analyser la situation mais pour travailler avec la famille dans une logique de composition entre les uns et les autres. La collègue suédoise nous disait que chaque professionnel, quand il se présente, le fait en décrivant sa relation à l’enfant, quels sont les liens qu’il a avec lui et ce qu’il peut proposer concrètement. Tu te définis par ta relation à l’enfant d’abord, et pas en tant que professionnel. Ça permet aussi d’inventer un langage commun. Elle disait que ce qui est vraiment important c’est que la rencontre ne se fasse pas entre des « experts » et une famille. Elle n’était pas là pour analyser une situation qui aurait tout de suite mis hors-jeu la famille en introduisant des termes cliniques ou éducatifs… C’était vraiment « qu’est-ce que tu es par rapport à l’enfant et qu’est-ce que tu es capable de proposer pour lui ? »

Mervat – Et là ça place l’enfant un peu au centre, avec tout le monde là pour lui autour.

Frédérique – Oui, d’ailleurs l’enfant assiste aussi à la réunion.

Est-ce que tu as enquêté également sur ce qui existait en France et qui pouvait être similaire à ce type d’expérience ?

Frédérique – Oui. En France, depuis un certain temps, s’est développé ce que l’on appelle les « Conférences familiales », même si cela reste une pratique absolument minoritaire. Trois départements ont mis cette démarche en place à titre expérimental à l’ASE : le Nord, la Gironde et l’Ardèche. On est allé rencontre une équipe du Nord qui les ont mises en place et qui nous ont mis en lien avec leur formateur, Mohamed L’Houssni. C’est quelqu’un avec un profil atypique, qui habite dans un petit village de Savoie où il est directeur d’un lieu qui accueille des enfants placés. Il a mis à contribution tout le village autour de l’accueil des enfants en difficulté. Par exemple, le boulanger, la couturière accueillent les enfants chez eux, viennent les aider, etc. Il y a aussi tout un travail effectué en lien avec les parents. Les assistantes familiales travaillent toutes en lien étroit avec un éducateur… Sa perspective à lui c’est l’ouverture, la création d’une trame de liens. On avait donc demandé à notre direction de pouvoir suivre une formation avec lui. Cette demande de financement s’est accompagnée d’un projet de notre part dans lequel nous exigions que toute l’équipe soit formée, que ce soit les collaboratrices (qu’on appelait auparavant « secrétaires »), les éducateurs, les psychologues, la responsable… Il s’agissait de constituer une matrice de pensée commune. A la suite de cette formation on a commencé à organiser des conférences familiales qui ont du être annulées à cause du confinement. Mais on s’est vraiment rendu compte de l’effet que ça a eu sur nos pratiques au quotidien. Et c’est ce qui nous intéressait aussi : pas seulement faire des conférences familiales mais comment cette démarche transforme nos pratiques et nos façons de penser au quotidien. Pour nous cela devient un réflexe, dès qu’on a un lien avec une famille, on lui demande si elle veut venir avec un membre de celle-ci, avec des amis. Ça ne nous pose plus aucun problème de faire des entretiens avec plusieurs personnes, au contraire. Souvent dans les institutions de soin et de travail social, les gens arrivent, ils sont accompagnés et on leur dit « je vous reçois vous mais pas la personne avec qui vous venez » ! C’est tout de même singulier…

La formation que nous avons suivie autour de la « Conférence familiale », en tant que dispositif, c’est une chose. Mais il en génère d’autres. Cette démarche t’emmène vers d’autres choses qui changent tes pratiques d’accueil, d’accompagnement, de soutien, de soin… Et puis ça fait gagner du temps à tout le monde. Avant, il fallait que tu rencontres les parents en premier, que tu transmettes leurs paroles aux autres partenaires, puis tu revoyais la famille… ça fait déjà trois réunions alors que si tu fais une réunion d’emblée avec les partenaires et la famille, ça te fait gagner du temps. Sur ce point-là les assistantes familiales sont déjà bien en avance car elles ont l’habitude de parler avec tout le monde donc ça ne leur pose pas de problème de rencontrer les parents. Elles n’ont pas besoin de formation à ce propos…

Mervat – Les assistantes familiales arrivent sans formation, cela veut aussi dire qu’elles ne sont pas formatées, qu’elles ont intériorisé moins d’obstacles à la relation avec les parents et les enfants ! Et ça nous amène souvent à être plus souples face à la singularité de chaque situation.

En d’autres termes ce n’est pas une formation mais une « dé-formation » ! Quelque chose qui ouvre. Tout d’un coup, tu te dis que des choses que tu aurais faites naturellement, tu es autorisée à les faire. Mais en même temps, il y a aussi une technicité pour que ça se tienne.

Frédérique – C’est extrêmement important parce que finalement, si les gens qui font la formation sont inquiets au départ, finalement ça se passe très bien parce qu’ils se disent qu’ils avaient envie de travailler dans ce sens, et qu’ils avaient l’impression qu’ils n’avaient pas le droit de le faire. Cela légitime des pratiques qui s’accordent avec tes sensibilités, tes perceptions, un certain sens commun. On déjoue la rupture entre ce que tu es toi, entre ton expérience, et ce que tu es censée être dans ton « identité » professionnelle. Les travailleurs sociaux, les psychologues, on est toujours hantés par ça. Rester professionnel revient souvent à savoir cacher ce qu’on est, à écraser des pans entiers de notre expérience. Et puis là, dans cette formation, on te dit qu’être professionnel c’est d’abord être ce que tu es : ça évite un certain nombre de clivages, des formes de dissociation dans ton expérience relationnelle.

Tu sembles dire que de plus en plus de monde accepte cette nouvelle manière d’accompagner des familles en difficulté, d’en prendre soin, mais n’y a-t-il pas de forts obstacles dans les différents ethos professionnels ? Tu es psychologue, il y a des psychologues dans chaque circonscriptions, cela forme un corps professionnel un peu opaque, plutôt clos sur lui-même… Est-ce que tu penses qu’il peut y avoir une modification dans la posture « psy » ? Est-ce que tu es un peu confiante par rapport à ça ?

Frédérique – Oui, parce qu’il y a une nouvelle génération qui arrive et qui a l’air moins corsetée par les appareils théoriques, comme c’était le cas il y trente ans lorsque j’ai été formée à l’université. Il y a toujours des psychologues qui arrivent un peu prisonnières de cette « angoisse » théoricienne, mais je rencontre quand même de plus en plus de jeunes psys qui ont envie d’expérimenter, de prendre des risques expérientiels, qui s’identifient moins à leur statut de psychologue, qui se montrent moins angoissées face à des formes de coopération avec d’autres travailleurs sociaux.

Et cela a aussi des conséquences sur d’autres champs institutionnels. Tu t’es aussi intéressée à quelqu’un qui a expérimenté des choses semblables, encore un Belge ! qui s’appelle Jean-Marie Lemaire. Il a élaboré un ensemble de pratiques, cette fois dans le champ plus spécifiquement lié aux univers de la psychiatrie, qu’il a nommées « Clinique de la concertation ». Peux-tu en dire quelque chose ?

Frédérique – ça ressemble en effet beaucoup à la démarche des « Conférences familiales ». En effet, là, ça part du champ de la psychiatrie. Dans une de ses interventions, il prend l’exemple d’un jeune signalé par l’école car très absentéiste. On lui a demandé d’aller voir le psychologue scolaire, il a refusé. Le psy a contacté le CMP pour leur dire qu’il serait bien qu’il donne un rendez-vous à l’enfant. Un rendez-vous est donné, le jeune ne vient pas, le CMP s’inquiète… Bref, du grand classique en termes d’évitement et de refus de lien avec des institutions spécialisées. En somme, il y a plein d’institutions qui vont être inquiètes pour un enfant et qui vont se réunir pour en parler, mais l’enfant lui-même n’est jamais connecté avec qui que ce soit. Donc ce que dit Jean-Marie Lemaire, c’est qu’il faut plutôt partir du fait que l’enfant active des réseaux, institutionnels ou pas, et donc c’est à nous d’aller vers l’enfant… là où il se trouve. Et avec les liens qui sont les siens. Donc lui va aller chez l’enfant, va aller le voir sur son terrain de sport, va parler avec son entraîneur… C’est l’institution qui va se déplacer, et une fois que le lien est fait il va proposer au jeune ou à sa famille de se rencontrer avec des professionnels et avec des proches à eux. Il propose à la famille d’inviter qui elle veut, et des rencontres sont ainsi rendues publiques. Une réunion clinique de concertation est ouverte, elle peut avoir lieu dans n’importe quel lieu, n’importe qui peut y assister. Évidemment que la personne qui anime la réunion fait en sorte que toutes les présences soient bienveillantes. On peut dire que cette démarche sous-tend au moins deux postulats. D’abord il faut arrêter de réifier le « secret professionnel ». Celui-ci est le plus souvent une manière pour le professionnel de préserver son pouvoir. Il nous enferme dans des relations duelles asymétriques. C’est ce qui empêche des institutions de se connecter avec des familles, avec des réseaux où s’inscrivent les personnes en difficulté et en souffrance. Ensuite, iI dit également que dans les réunions entre professionnels on évoque toujours une certaine négativité, des dysfonctionnements, d’aspects psychopathologiques. Bref, comme il le dit, la part « honteuse » de l’expérience de celui ou celle qui est en difficulté. Alors que si les rencontres se font avec des membres de la famille, des proches, on est obligé d’être plutôt dans une certaine positivité, de porter une attention aux ressources. En utilisant ses mots, on met en avant ce qui fait honneur plutôt que ce qui fait honte.

Bien sûr, ce travail de médiation, cette élaboration d’agencements entre les expériences des uns et des autres, exige des gens avertis, des techniques de mise en relation et d’animation des espaces collectifs. Cela ne s’improvise pas non plus complètement. Mais il faut savoir prendre des risques.

Par exemple, sous le mode de la provocation, il dit que ces réunions n’ont du sens que si elles sont ouvertes aux « intrus ». C’est ces éléments d’hétérogénéité qui contraignent chacun à cultiver une attention vers ce qui est nouveau, à des événements inattendus. Moi je vois un peu ça comme un garde-fou, c’est-à-dire que les gens qui participent à la réunion savent qu’il y a toujours potentiellement un regard extérieur qui oblige chacun à sortir des logiques auto-référentielles. Je me dis que parfois, dans les réunions de travail social, s’il y avait quelqu’un de tout à fait extérieur à nos métiers qui venait nous écouter, au travers une glace sans tain, il serait peut-être horrifié. Et là ça permet quand même de reconfigurer en permanence les manières de faire des uns et des autres.

Mervat – Je suis d’accord sur le fait qu’il faut que ce soit ouvert. Mais à un tel point, ça me fait un peu peur car je me dis où est la limite de la vie privée et est-ce que cette configuration permet une réelle sincérité ? Mais ouvrir, oui c’est essentiel. Je me rappelle avoir assisté à une rencontre autour de la vulnérabilité des parents où il n’y avait que des professionnels. J’entendais certains avancer des arguments contre la présence des parents lors des réunions, sous prétexte qu’il ne fallait pas qu’ils assistent à des désaccords entre les professionnels, que ça nous décrédibiliserait. Je ne trouve pas ça normal, et c’est là où je te rejoins : s’ils savent que les parents sont là, ils vont dire les choses autrement. Ça permet de faire exister une façon de dire les choses qui sera toujours plus respectueuse des parents.

Par exemple, il y a quelques décennies, quand les professionnels écrivaient des rapports sur les familles, ces dernières ne pouvaient pas y accéder. Aujourd’hui un rapport va potentiellement pouvoir être lu par la personne concernée qui fait l’objet du rapport. En tant que psy ou en tant qu’éducateur, quand tu dois écrire à propos de quelqu’un en te disant qu’il va lire ce que tu écris, ça change complètement le rapport. Non pas parce que tu es mu par une logique de dissimulation, mais simplement parce que tu es contraint à faire attention à ce que tu dis, à ne pas te livrer à des diagnostics et des étiologies à l’emporte-pièce, à un jargon. Tu es contraint à dire ce que tu as à dire d’une manière qui soit entendable et partageable par la personne concernée, y compris quand on est face à des situations de très graves difficultés. Ce qui est intéressant dans ce type de propositions, qu’elles s’appellent « Clinique de concertation », « Conférence familiale » ou d’autres, c’est que ces dispositifs permettent que tu ne sois pas garant en tant que professionnel d’une parole qui a un pouvoir inouï. Tout simplement parce que ce qui compte c’est le travail d’agencement et de composition de positions différentes, à partir de plusieurs points de vue. Il y a un effet de collectivisation dans le discours qui n’est plus un discours « Moi, psy, éduc, je pense ceci ». Il y a la tentative de faire émerger un collectif d’énonciation qui neutralise un peu la violence des rapports institutionnels.

Frédérique – Et puis, quand tu es obligée de te contorsionner un peu pour reformuler ton analyse de telle sorte qu’elle soit partageable, ça te transforme aussi que tu le veuilles ou non. Je le vois dans les entretiens cliniques avec des familles, je n’arrive pas à travailler si je n’ai pas un peu de sympathie pour la personne que j’ai en face de moi. Parfois il faut que je le travaille, mais je me rends compte que quand j’essaye de trouver quelque chose de sympathique, j’y arrive. C’est plus qu’essayer d’être sympathique, c’est que tout d’un coup cette personne m’est sympathique. La personne le sent, et ça modifie non seulement le rapport qu’elle a avec moi, mais aussi avec son enfant. Tout le monde expérimente des changements dans ses relations. Ce que l’on peut appeler empathie, n’est rien d’autre qu’une forme de réciprocité qui s’ouvre.

Ne peut-on pas imaginer qu’à long-terme cela bouleverse les présupposés cliniques d’une façon considérable ? Ici, on prend soin des relations qu’on instaure, non pas aux individus déjà individués, engoncés dans leur pathologie, sans oublier que les gens qui sont accueillis sont eux inscrits dans un tissu de relations qui peut aussi être une ressource, qui précède la rencontre avec l’institution. L’attention est portée alors à la texture relationnelle…

Frédérique – D’ailleurs dans la « Clinique de concertation », Lemaire dit qu’on soigne les relations, mais surtout qu’on soigne les relations qu’ont les professionnels entre eux. Et ceci, est souvent ce qui fait le moins l’objet de notre attention !

Ce qui est d’une certaine manière assez troublant c’est que vos pratiques sont extrêmement minoritaires et plutôt encore marginalisées, mais semblent largement plus efficaces. 

Frédérique – Oui, c’est vraiment ce qui nous a troublé nous, collègues de cette circonscription. On se rendait compte que quand on travaillait différemment, dans la confiance avec les parents parce que l’on faisait attention à leurs ressources, à leurs potentiels relationnels, ça marchait mieux.

Nous travaillons dans un champ institutionnel relativement disqualifié. C’est un domaine du soin, car il faut bien le considérer ainsi malgré la puissante judiciarisation dont il fait l’objet, qui intéresse très peu les chercheurs. Il y a très peu de recherches sur les pratiques des travailleurs sociaux dans l’ASE, sur leurs techniques d’entretien, sur les manières qu’ils ont d’accueillir les familles, sur les liens qu’ils ont avec les enfants… Ce qui n’aide pas à lever l’opacité de ce qui y a lieu. On ne sait pas ce qui marche, ce qui ne marche pas. C’est pour cela qu’au sein de la circonscription on milite pour qu’une véritable « recherche-action » autour de l’ASE soit mise en place, que des chercheurs, des étudiants en anthropologie, en géographie, en sociologie (et pas forcément, seulement, en psychologie!), viennent observer, remettre en question notre travail et participer à son amélioration. Ce que nous faisons est important et c’est pour cela que nous devons nous atteler à la recherche de techniques transmissibles, dont pourraient bénéficier les nouveaux professionnels. Un véritable travail de recherche-action serait indispensable et pourrait y contribuer.

Tobbie Nathan disait qu’une clinique acceptable c’est une clinique qui porte sur ce que font les thérapeutes, et non pas sur ce que sont les patients. On s’intéresse donc aux « techniques » et aux manières de se rapporter à un univers relationnel, aux affects qu’il mobilise, aux manières de faire… Dans ce sens on peut aussi se rapporter à ce que dit un vieux thérapeute Juif-américain, Irvin Yalom. Il lui arrive de dire à certains patients lors de ses premières séances : « Écoutez, on va se voir pendant un temps, on va échanger, je vais vous donner mes impressions, je vais vous dire certaines choses que vous trouverez peut-être pas justes, pas ajustées, pas pertinentes, qui ne vous conviendront pas, voire même vous trouverez que je raconte des bêtises. Et c’est sur ça qu’il faudra travailler : où vous pensez que je me suis trompé ». Et cela nous rappelle une scène que nous avait racontée Frédérique. Elle concerne une jeune fille qui avait une histoire familiale très complexe qui avait très peur, qui était inhibée, d’une extrême timidité. Un placement familial a été convenu avec les parents et avec l’enfant après un long processus de travail, de multiples entretiens, avec le père et la mère, la fratrie… Avec cet accueil chez une assistante familiale, c’était la première fois qu’elle devait quitter son espace familial extrêmement conflictuel. Et là, elle était accueillie chez Mervat, elle était un peu paniqué de la rencontrer… et toi Mervat, tu lui dis « Tu sais, moi aussi je suis impressionnée de t’accueillir. J’ai toujours peur de ne pas y arriver quand j’accueille un enfant ». Et ça, pour moi, c’est de la belle clinique. Ce geste ouvre au partage et à la confiance.

Frédérique – En effet. J’ai vu tout de suite que la jeune était extrêmement rassurée par ces mots.

Mervat – Souvent, avec les jeunes, quand je leur parle, je leur parle de moi aussi, de mon expérience, de mes blessures, de mes chagrins. Et comment je les ai soignés aussi. Et je pense que c’est une bonne manière de les rassurer sur leur chagrin, leur blessure et de leur dire qu’eux aussi ils peuvent arriver. Il n’y a pas de raison. C’est un support je pense. C’est bien de pouvoir les rassurer en leur disant que nous aussi on s’est retrouvé dans des situations de doute et de détresse.


Entretien à paraître dans le troisième numéro de la revue Parades, revue papier de recherche pluridisciplinaire. Faisant le pari d’une forme collective de pensée et d’écriture, elle tente de faire place à l’enquête et d’en multiplier les formes autour d’un assemblage d’entretiens, de contributions inédites et de republications. Deux numéros ont jusqu’ici été publiés : http://revueparades.fr/.