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Athènes, jungle de Calais, Ivry et l’expérience de la Casa, rencontre avec Camille Louis autour de son parcours et des pratiques d’accueil et de solidarité avec les réfugiés comme fabrique du commun. Entretien à paraître dans la revue “Parades”

C’est donc un vrai acte politique que de tenter l’occupation d’un lieu avec et pour les exilés et en même temps au début ça semble comme se faire « l’air de rien ». « On a poussé la porte quoi » m’avait répondu une des filles que j’ai rencontrée plus tard dans l’hôtel et qui était notamment en charge de la communication. Ils ont d’ailleurs été très forts sur ce plan là en lançant, dès le début, après la « simple ouverture de la porte », une campagne de comm’ très bien organisée et diffusée, qui fait que ce n’était pas seulement les militants de base qui se sont engagés mais quantités de grecs non d’emblée militants ou d’Européens mobilisés par la question de l’accueil. Comme dans le camp de Calais, on pouvait voir des porosités entre des manières de faire qui n’avaient rien à voir : on trouvait une partie des militants d’un des plus vieux groupe de gauche qui s’appelle Diktio — et dans lequel il y a eu une scission entre, si je caricature, les anar nihilistes et ceux qui ont plutôt eu envie de tenter le coup et de continuer à inventer des pratiques comme ça a pu se faire un effet pendant l’occupation — eux ils étaient un peu en tête de l’ouverture de l’hôtel avec des « anciens » de Syntagma qui considéraient que la lutte continuait ailleurs, autrement mais pour les mêmes motifs (que je nomme en effet égalité radicale et qui touche à une autonomie politique fondée sur la solidarité civile, en dehors de la gouvernementalité) puis, avec eux, on trouvait des plus jeunes, venus d’un peu partout en Europe, un peu en « stage d’ONG » — alors que ce n’était pas une ONG du tout… — mais les premiers occupants, je crois, se jouaient aussi de ces codes et, « les petits jeunes sympas », ça aidait aussi pour être acceptés des voisins, et ça marchait…

Tout ça a créé vachement de choses, des manières d’agir ensemble en se co-apprennant, et ça a permis l’accueil de 400 ou 500 personnes, vraiment acceptés par les voisins et une grande partie du quartier qui aidait, amenait de la nourriture, des vêtements… Et dans l’hôtel il y avait une priorité donnée aux personnes vulnérables et aux familles, avec une véritable considération pour les singularités, c’était pas : même traitement pour tous mais chacun était « soigné » en fonction de sa fragilité aussi, pas selon sa provenance ou son papier d’identité. Tout se faisait avec cette intelligence de la xenia grecque : tu ne demandes à la personne qui elle est qu’à la fin. C’est une question secondaire en fait parce que, c’est vrai, que ça change rien à la manière dont tu seras reçu. Dans la pratique de la xenia, ça marche comme ça : d’abord tu reçois la personne, tu lui donnes à manger, tu lui offres un bain, et seulement après, si elle le souhaite, elle peut dire d’où elle vient et qui elle est…

Et du coup, il y avait une manière d’accueillir très particulière à l’Hôtel, rien à voir avec les « mises à l’abri » ou les accueils en campements, gymnases, foyers.. À l’entrée de l’hôtel, il y avait une espèce de comptoir d’accueil où il y avait des gens super sympas qui savaient vers qui orienter les personnes si elles ne pouvaient pas trouver de chambre dans l’hôtel. Ça ça raconte aussi quelque chose de l’organisation solidaire : certes l’Hotel City Plaza donnait priorité aux femmes seules et familles mais si un jeune homme se présentait et qu’il pouvait pas être accueilli, on lui donnait une adresse, un contact… Un truc d’entraide minimal quoi… à cette époque-là, c’est quelque chose qu’on n’arrivait pas du tout à faire en France. À l’Hotel City Plaza toutes les semaines il y avait des assemblées générales, au sein desquelles participaient tout le monde : les bénévoles récents et ancestraux comme les exilés accueillis. Je me souviendrai toujours d’une prise de parole de Nikos, un gars de Diktio : « le lieu ne tiendra que si chacune des personnes ici est le sujet de ses propres revendications ». Et c’est vrai que ça a créé des choses merveilleuses : que les exilés puissent à la fois parler pour eux, formuler leurs revendications et en même temps qu’ils puissent rejoindre celles des autres comme quand ils se sont rendus en nombre à la grande manifestation du 17 novembre, ce jour de célébration de la fin de la dictature qu’on dirait typiquement « pour les grecs »1.

D’un côté ceux qui sont ravis d’ouvrir des squats en permanence, sans penser les suites et les risques, et ceux qui essayent d’avoir une intelligence de l’après… et qui savent bien que, quand tu as pas tes papiers, tu vis pas le même sort d’expulsion de squat qu’un citoyen grec !

C’était très important et pour moi assez inédit que les luttes soient soutenues dans les deux sens : pas juste les soutiens des exilés manifestant pour et avec eux pour exiger des régularisations, dénoncer les expulsions ou autres.. mais que les exilés soient eux mêmes les soutiens des autres. Ça fait partie des gestes de poids dans la fabrique de l’égalité à laquelle s’attelait l’Hôtel, comme d’autres lieux / institutions alternatives. Une espèce de communauté politique s’est vraiment formée dans les deux sens.

L’hôtel a fermé l’an dernier je crois et, là aussi, la manière dont ils l’ont fait témoigne de l’immense intelligence de cette expérience. Car ils ont mis un an à fermer ! Ils savaient qu’ils allaient partir : il y avait une forme d’épuisement et aussi le départ de Syriza du pouvoir qui laissait présager son remplacement par une sorte d’extrême droite (qui est arrivée avec l’élection de Nea Democratia). Et sachant ça, ils ont pendant un an travaillé cette question : « comment est-ce qu’on part bien ? ». Pour certaines familles qui avaient un peu du boulot, un autre lieu où chacun à son espace a été loué et les loyers mutualisés ; pour d’autres, des solutions différentes d’hébergement ont été trouvées… enfin, un vrai travail collectif qui continuait de faire cas des différences de situation. Nassim, un autre militant, très engagé dans Hotel City Plaza, d’origine afghane installé en Grèce depuis des années me racontait de son point de vue la scission au sein des groupes de gauche sur cette question des squats : entre d’un côté ceux qui sont ravis d’ouvrir des squats en permanence, sans penser les suites et les risques, et ceux qui essayent d’avoir une intelligence de l’après… et qui savent bien que, quand tu as pas tes papiers, tu vis pas le même sort d’expulsion de squat qu’un citoyen grec !

Une précision toute simple, avant de continuer : quand tu parles des divisons, à Syntagma, entre les « anars » et « ceux qui ne savent rien », tu penses à ces personnes qui n’étaient pas militantes à la base, de « Monsieur et Madame tout le monde »2 qui se retrouvent dans la galère et se mettent à faire des trucs ?

— Il y avait ceux qui n’étaient pas militants à la base et ceux qui, face à ça, ne se durcissaient pas comme certains de leurs camarades en considérant Syntagma comme de la petite militance débile, mais au contraire se disaient : « bon, en effet, ce n’est pas notre culture politique, mais il y a des choses à apprendre et des choses qui peuvent se passer ». Il y a eu comme un mouvement — dans les groupes militants pour le coup — d’appel à désapprendre ! « Nous avons des modes de faire, certes, mais là aujourd’hui, avec ce qui nous tombe sur le coin de la gueule, bah nos modes de faire sont un peu inopérants. Comment alors changer ces manières de faire, avec les autres ? » Et cette remise en cause, elle fait un bien fou, comparée à une certaine intolérance que j’avais pu observer dans les groupes politiques de la fac — dans lesquels je n’ai jamais milité — pétris de références excluantes. Ce qui, en plus d’être inefficace, m’a toujours déprimée. C’était drôle et triste de voir les étudiants, pourtant plein de références à dégainer tout de suite, oublier cette petite maxime toute simple d’un des philosophes dont beaucoup faisaient leur maître à penser, Foucault, qui justement disait dans sa préface à L’Anti-Œdipe : « ne pensez pas qu’il faille être triste pour être militant ». à l’époque, pour moi, la forme de militance dominante dans la sphère des étudiants rimait trop avec tristesse, exclusion, fermeture.

Et ça résonne avec ce que tu disais sur Calais… il y a là une espèce de géographie qui se dessine, et peut-être qu’on peut alors revenir à Paris, et aborder les expériences de soutien aux personnes exilées dont tu fais partie.

— De la même manière, après cette expérience grecque, de retour en France, je trouvais qu’il y avait quelque chose de très fermé dans les réseaux, et notamment les réseaux d’aide aux migrants, et très peu de « circulation » entre les différentes initiatives et/ ou formes d’aide. Jusqu’au premier confinement, je n’étais dans aucune asso, sans doute parce que je circulais trop, justement, et n’étais que peu de temps au même endroit. À Paris — qui était censée être « ma base » mais où je n’étais quasi-jamais — je connaissais bien Paris d’exil, qui se démarque à mon avis de beaucoup d’autres formes d’accompagnement, moins politiques par exemple. Je collaborais de temps en temps avec telle ou telle asso, mais il y avait toujours un moment où les modes de fonctionnement — de prises de parole notamment — commençaient à me poser beaucoup question et me semblaient encore une fois ne pas laisser la place aux personnes que précisément les collectifs cherchent à soutenir ou « visibiliser » comme on dit.

En fait, c’est seulement au moment du confinement que je vais me rapprocher d’asso mais par voies détournées… je suis à Paris, triste d’y être, n’ayant pas encore rencontré Les Communaux qui ont redonné un peu de lumière au fait d’être ici. Avant cette rencontre et ce qu’on fait ensemble je me disais vraiment « ça n’intéresse décidément personne ici de penser à comment on fait lien, comment on fait des alliances improbables qui nous déplacent, qui nous font penser ! ». Bon. Au moment du confinement, je fuis de ma micro chambre de bonne parisienne — dans laquelle je ne pouvais pas rester ne sachant pas combien de temps ça allait durer — pour Avignon, dans l’idée de partir à Athènes, persuadée que ça rouvrirait. Avec forcément un sentiment de culpabilité : « mais putain, mais je me barre des endroits où il y aura le plus besoin d’aide ! ». Je me barre avec cette idée-là et en même temps, je pense que c’est vraiment le moment où j’ai capté qu’on pourrait vraiment rien faire ici — c’est fou hein, quand même, la manière dont on a tous accepté de ne plus sortir, de tout arrêter… tout s’est bloqué…

Donc je suis prise entre ces deux trucs-là, et dans le train je me dis qu’on doit être plein à être dans ce dilemme, qu’il serait bon de mutualiser les forces et donc je lance un appel aux gens qui comme moi sont peut-être dans l’obligation de quitter Paris et qui auraient du coup un potentiel logement à prêter ou une idée de lieu laissé vacant qui pourrait être mis à disposition de personnes à qui on demande de rester chez elles mais qui n’ont pas de chez elles — ni chez elles ni refuge, aucune structure d’aide « habituelle » n’a pu fonctionner normalement à ce moment-là. Et, alors que je ne m’y attendais pas du tout, énormément de gens m’ont contactée. Et par relais de relais, je suis mise en relation avec Quentin, de La Casa3. Quand on s’est parlé, ça a été tout de suite comme une évidence — sur le fond, la manière dont il parlait de l’accueil, tout à fait différemment de ce qui me gène souvent dans ce milieu. Je rejoins alors La Casa qui existait tout juste à ce moment-là. Durant le mois de mars, je me retrouve donc à être celle vers qui sont orientés les exilés non-mineurs (les autres membres de la Casa s’occupaient surtout d’aider les mineurs et jeunes adultes) pour un hébergement potentiel dans les appartements laissés vides par les Parisiens partis se confiner ailleurs. Et j’ai alors l’intuition que, pour décider de qui peut loger où, les choses ne pourraient pas se faire en binaire, qu’il faudrait du tiers. Pour chaque appartement disponible, pour chaque personne cherchant à être logée, j’organisais ce que j’appelais, en souvenir de Calais, « les voisins et voisines bienveillantes », c’est-à-dire la présence d’une tierce personne qui à la fois récupère les clés, s’assure que tout va bien au quotidien, est en charge si besoin d’accompagner pour les courses, etc. C’est comme ça que ça commence, je tiens une sorte d’agence immobilière pirate ! « Oui bien sûr, votre petit appartement proche gare de l’Est m’intéresse », « oui bien sûr, j’ai un bien à votre convenance »… Un truc improbable, moi qui n’ai pas de maison depuis quinze ans ! Ce sont quarante-huit personnes qui ont été logées par ce biais entre mars et mai. Et surtout, ce qui a été génial, c’est que ça a créé ce genre de communauté improbable de gens qui sont pas tous des militants mais qui avaient cette idée qu’il était impensable de partir joyeusement à la campagne quand des gens restent dehors à Paris ! Entre les accueillants, les intermédiaires, les relais divers, ça fait cent-cinquante personnes.

Car entre « accueillir un migrant » et « accueillir Ashkane, avec qui je parle toutes les semaines, avec une personne singulière avec qui une rencontre a eu lieu », ça n’a rien à voir

À la fin du confinement, c’était presque plus clair pour les exilés qu’ils devaient quitter ces appartements que pour les personnes les accueillant : aucun n’a demandé à rester alors que tous les accueillants m’écrivaient en s’inquiétant de ce qu’allait provoquer leur retour pour ces exilés. Car entre « accueillir un migrant » et « accueillir Ashkane, avec qui je parle toutes les semaines, avec une personne singulière avec qui une rencontre a eu lieu », ça n’a rien à voir. Il y a eu ce court intermédiaire, entre le retour des Parisiens chez eux et la véritable fin du confinement durant lequel on a réussi à organiser un relai avec des théâtres (La Commune, L’Aquarium et le Théâtre Gérard-Philippe), qui ont accueilli certaines des personnes qui se trouvaient de nouveau sans maison. C’était temporaire — tant que les théâtres étaient fermés —, mais de notre côté, on travaillait sur un autre projet qui a ouvert à Ivry.

Ce que ce que nouveau lieu raconte, ce sont des amicalités, une histoire d’amitié. Ce n’est pas juste l’amitié entre Laurent (dont je parlais tout à l’heure) et moi mais surtout, je crois, celle qu’il a eu pour ce qu’on faisait à Calais avec Etienne et réciproquement. On était de fait proches, comme je me suis sentie l’être de Quentin. Quand il y a cette confiance là dans les manières d’agir, ça crée comme un sol commun depuis lequel on peut facilement s’apporter, s’entraider. Laurent avait suivi tout ce que j’avais mis en place pendant le confinement et, forcément, de loin il voyait très bien de quoi il s’agissait et ce dont on aurait besoin ; pas un hébergement d’urgence, une « mise à l’abri » mais un lieu pour continuer les formes de vie « en soutien » qui se sont inventées avec le réseau des apparts. Quand il voit que ça touche à sa fin, il m’appelle, le 5 mai, jour de mon anniversaire, en me disant qu’il avait longuement réfléchi à quel cadeau m’offrir, et qu’il avait pensé à un truc : « je t’avais parlé de ce lieu à Ivry que des copains occupent, bah ces copains déménagent mais ils aimeraient vachement que demeure l’esprit à l’origine du lieu, l’esprit des « fatigués de Calais » » — c’est-à-dire ces personnes qui sont venues à Calais sans appartenir à une quelconque ONG et ont été saoulés par les grosses machines et les monopoles qu’elles ont sur les manières de faire. J’en parle donc à La Casa : certains sont super partants, d’autres plus réservés — car pour les mineurs ça semble compliqué, ce qui est vrai. Or, La Casa avait un peu muté durant cette période, elle était devenue aussi tous ces gens qui avaient accueilli dans leurs apparts. Et beaucoup me répondent être emballés par ce plan, à commencer par les travaux. Démarre alors le chantier en mai 2020 !

Au début, tout s’organise très simplement, on construit des chambres ; et dès juin, on fait la première vraie réunion, la première AG réunissant exilés et soutiens, on se présente les uns les autres, on prend le temps de raconter ce que peut être un squat, ses enjeux, le type de rapport à l’État que cela implique, que ce n’est pas un centre d’hébergement tel que certains ont pu connaître, qu’ici ne pourront être accueillies que des personnes qui ont envie de ce type d’habitat, que si ce n’est pas ce qu’elles souhaitent, on essayera de les orienter au mieux… juste pour être honnête en fait, pas faire croire à celui qu’on a envie de « sauver » qu’ici c’est enfin la rédemption, qu’il a qu’à prendre. Non, on voulait que, dès le début, ce soit comme un contrat où chacune des personnes peut être tout à fait au clair avec les enjeux, les limites et que, si ça lui convient pas, elle puisse refuser.

Combien de personnes sont hébergées par ce lieu de vie aujourd’hui ? Cela correspond-il aux personnes qui avaient eu le contact de ton agence immobilière pirate ?

— Entre quarante et soixante ! Et oui, actuellement, les personnes qui avaient été hébergées dans les appartements lors du premier confinement sont en majorité. C’est passé pas mal par les personnes qui avaient prêté leur appartement, ou par les voisins et voisines bienveillantes, qui ont expliqué les enjeux du lieu, comment un lieu de vie collective nécessitant une forme d’implication des personnes logées. Sans ces dernières, ce lieu n’existerait pas comme ça, elles le font tenir au sens où les personnes exilés qui sont là depuis le plus longtemps peuvent faire acte de transmission aux nouveaux notamment… Ils sont eux aussi des hôtes, des accueillants.

Et désormais, les arrivées se font en partie par cooptation, et cela crée nécessairement des sortes de groupes — les Afghans, les Maliens… Cela pose la question de la logique des affinités. Est-ce que ça a posé problème, et comment cela a t-il été géré ?

— Dès la première AG, la question s’est posée. La réponse a été de dire que c’était les personnes qui vivaient dans ce lieu qui étaient à même de savoir si elles étaient en mesure d’accueillir quelqu’un de plus à tel ou tel moment. Et ça, c’est vraiment tenu : ce n’est pas nous, les soutiens, qui décidons de l’accueil, mais bien les habitants. Et par exemple c’est clair que si le cousin d’untel se retrouve dans la merde mais qu’il y a pas de place pour lui, il peut venir, mais seulement pour un temps défini. Maintenant, et c’est particulièrement le cas en ce moment, il y a de plus en plus de groupes qui se forment, selon la langue, la région d’origine. On a testé différentes choses. Une réunion bi-mensuelle d’abord, avec tout le monde, les résidents et les accompagnants, et on s’est vite rendu compte que n’étaient à ces réunions que les personnes les plus engagées dans le lieu, et bientôt, que les Afghans, qui sont en majorité dans le squat.

Ces réunions n’étaient donc pas pertinentes, d’autant que petit à petit, de moins en moins de résidents participaient aux différents temps collectifs. Du coup, on a changé, et deux des accompagnants participent désormais aux réunions hebdomadaires des résidents — qui ne se faisaient plus quand nous n’y allions pas, pour des raisons de traduction notamment. Et là, ça marche mieux. Comme partout, il y a besoin d’un truc un peu extérieur. Nous ne faisons ni le compte-rendu ni l’ordre du jour, on est présent, on aide un peu à la traduction, on est là, on est ce tiers, à nouveau. En parallèle de ces réunions le vendredi, on fait des travaux dans le lieu les samedis, et le dimanche on fait un repas tous ensemble. Avec tout ça, petit à petit, la question des communautés est en train de s’apaiser — même si tout n’est pas toujours simple, à propos de la répartition de la bouffe notamment…

On aurait voulu avec toi changer d’échelle, discuter un peu de la trame que tissent ces expériences et de leur mécaniques de diffusion. Pourrais-tu nous parler des réseaux de solidarité sur lesquels le lieu s’appuie, de ses relais dans la ville d’Ivry, et ailleurs ? Des tensions entre des logiques d’affrontement, d’effraction dans l’espace public, et des logiques plus souterraines de tramage ?

Ce qui m’importe c’est de soutenir des formes de vie et surtout des possibilités d’agir. La logique de dénonciation, de face à face avec l’État, c’est vrai me meut moins que celle de l’action, de l’invention d’alternatives en marge de cette frontalité là

— Pour te répondre il faut que je reprécise un peu d’où je parle. C’est-à-dire non pas depuis un point de vérité qui prétendrait incarner « la bonne forme d’accueil » ou « la juste solidarité » mais bien la manière dont, pour moi, elle fait sens et effet. Sens aussi par rapport à ce que je défends en termes donc d’égalité radicale. Ce qui m’importe c’est de soutenir des formes de vie et surtout des possibilités d’agir. La logique de dénonciation, de face à face avec l’État, c’est vrai me meut moins que celle de l’action, de l’invention d’alternatives en marge de cette frontalité là. C’est pour ça je crois que je me sens si bien à Athènes, que j’ai l’impression d’être en accord avec là où je me trouve. D’ailleurs j’y suis vite repartie au moment du second confinement où c’était trop difficile pour moi de vivre avec ces paradoxes qui soutiennent la vie parisienne. Tu as beau être engagé, soucieux des autres.. tu peux pas venir en aide à la quantité de personnes abandonnées qui sont tellement plus nombreuses en France qu’en Grèce. Là bas, tu as pas cette indifférence-là, notamment envers les personnes dans la rue. Y a toujours un « humain » qui regarde un autre humain quand l’un demande un peu de sous ou d’aide à l’autre. En novembre, je ne supportais plus ce que je voyais à Paris, cette capacité à l’abandon des plus fragiles, cette tolérance à l’intolérable qu’on a en France.

Quand, sous couvre-feu à 18 heures, tu entres dans le métro à 21 heures : des wagons entiers de gens qui sont complètement laissés de côté par ce système, et qui n’ont rien… je ne sais pas comment on arrive à vivre avec ça. Alors oui y a des manifs, des coups de gueulantes mais, à un moment, pour moi, dans la perspective de soutien des vies, ça suffit pas. Ou du moins l’un peut pas aller sans l’autre et c’est ce qui différencie à mon sens telle ou telle « logique d’effraction dans l’espace public » comme tu dis. L’action à République4 a été importante car elle était vraiment faite avec les exilés, parce qu’il a été décidé ensemble d’aller foutre les tentes à République pour rendre visible une situation ; et elle a été efficace ! Mais y a d’autres propositions qui sont décidées et actées surtout par les « défenseurs-dénonciateurs » qui font « pour mais sans » les exilés et qui peuvent, comme récemment, décider de sortir des mineurs de leur logements pour les mettre dans un campement aménagé dans l’espace public pour « visibiliser ». ça vraiment, je peux pas. On exhibe une image déjà toute faite de l’exilé comme « le précaire », « le pauvre enfant » tu vois, celui qui doit susciter la compassion et eux, ces mineurs-là par exemple, ils ne parlent pas…

Et comment tu te situes alors entre un pôle qui serait favorable à ces formes d’effraction dans l’espace public et un pôle disons plus sensible à la construction d’alternatives réelles ? 

— Je répondrais par l’intelligence du terrain. À la fois le terrain concret et à la fois un terrain philosophique. C’est-à-dire que c’est le terrain qui fait la problématique, qui amène à te reposer des questions, et qui pousse ta pensée à se singulariser, et à inventer des formes nouvelles. Le terrain des migrations oblige à repenser constamment. Et donc, les postures fermées, bloquées, ne peuvent pas fonctionner. Car elles sont toujours hors-sol. Elles reviennent toujours à une sorte de « non-problématisation » des rapports de force politiques. J’ai donc des problèmes avec les deux « pôles », mais je sais qu’il y a des endroits où il est important d’aller. Et je pense qu’à cet égard — et notamment s’agissant du terrain des migrations — cela n’a pas de sens de rester campée sur des positions. Je n’aurais jamais pensé rejoindre une asso à Paris, et pourtant me voilà épuisée et heureuse de participer à l’aventure de La Casa et de ce lieu à Ivry, aussi car on ne cesse de bouger et de se faire bouger, car les situations des gens qu’on accompagne ne cessent de bouger. On a une forme de politique, on sait quel monde commun on souhaite. Quelle connerie ce serait d’avoir des principes alors !

À Ivry, on s’est construit autour de l’idée que l’on considérait les migrants comme des personnes avec qui on construisait l’espace. Sans prétendre certes que nous sommes dans une égalité de fait, en revanche, en visant une égalité des manières d’agir et de faire ensemble. Et là où je pense qu’on pourrait davantage travailler au sein du lieu, c’est à ce que les uns et les autres puissent se considérer comme des aidants quand ils le sont, et non pas seulement comme des aidés. Il faudrait que ce soit plus clair : les personnes qui y vivent peuvent s’entraider.

Ceci nous oblige aussi à penser sérieusement la question des circulations, des mises en liens, des réseaux qu’il nous faut activer et construire. Car si tu es en mesure d’aider, c’est parce que tu n’es pas cloîtré dans un espace défini, c’est parce que tu as été nourri par d’autres expériences, d’autres lieux, etc., et que tu en reviens avec quelque chose de nouveau. Pouvoir aider, c’est pouvoir sortir du huis clos, d’une certaine manière. Et partant de là, la question sérieuse devient : comment parvenir à créer un réel réseau de circulation ? Et quelle forme lui donner ? Et peut-être peut-on aborder dans cet entretien une question encore plus sérieuse peut-être : comment cela implique t-il une sorte de démétropolisation, si on comprend la Métropole comme l’instance suprême de productions et de coexistences des huis clos et des atomisations ? Ça, ce serait un truc puissant — et concret ! — à mettre en place…

— Et c’est bien là qu’on bute ! Et où l’expérience grecque et ses réseaux de solidarité reviennent… Cette logique de circulation entre les structures qui a su se mettre en place, elle manque tellement ici. Ça fait des années qu’on est nombreux à avoir cette idée, alors pourquoi ne le fait-on pas ou plutôt qu’est-ce qui fait qu’on y arrive pas ? Il y a la question du nombre mais aussi il nous faut des outils ! Une sorte de plateforme, un truc pratique…qui rende visibles et actifs ces réseaux d’amicalité et d’entraide possible. En gardant l’idée que c’est grâce à la circulation qu’on peut s’aider, il faudrait qu’on arrive collectivement à s’équiper d’une carte. Cela n’implique pas qu’on sache tout, mais qu’on sache tous comment bien orienter les personnes, et comment celles-ci pourraient s’orienter entre-elles. Cela implique une cartographie des lieux ressources selon les différents niveaux d’existence. Il ne s’agit pas seulement d’hébergement ou de distribution alimentaire, mais aussi d’expériences diverses ou du moins de possibilités de faire à nouveau des expériences. Ce point de l’expérience maintenue, préservée est très important pour moi — et j’en parle beaucoup dans mon livre à paraître en octobre, La conspiration des enfants5 — et je crois qu’on essaie, avec La casa et l’initiative d’Ivry, de ne pas se retrouver, en tant que structure qui vise l’autonomie, à convertir celle-ci en autarcie suffocante dont on ne sort pas, dont ils, les résidents, ne sortiraient pas. On tache de ne surtout pas reproduire, à notre échelle, cette même violence faite aux vies migrantes par l’État et les administrations : celle de priver des conditions d’expérience. C’est une des violences énormes dont on ne parle pas assez : l’annulation totale des deux conditions sans lesquelles « l’expérience » est impossible, c’est-à-dire l’espace et le temps La situation dans laquelle sont mis les exilés c’est ça : une mise sous cloche de l’expérience et des rapports au monde qui l’accompagnent, et l’imposition violente de ces fausses alternatives morbides : soit le temps infini de l’attente, soit le temps resserré de l’urgence ; soit l’encamper (qui n’offre pas de rapport réel à l’espace occupé) soit le « décampez ! » ; ou encore soit le « fixé » en rétention soit le « pas point de fixation » qui dirige toute la chasse policière aux migrants.

Revenons à Ivry, il y a quelques chose qui nous a peut-être un peu échappé, à propos des liens concrets dans la ville et du rapport avec la Mairie… et partant, qui nous ramènerait à la démétropolisation !

— Oui des choses se passent là. Au tout début donc, on se rend compte qu’Ivry est une ville curieuse, la ville où vit Assa Traoré, à partir de laquelle des bus sont affrétés pour la manif de juin contre les violences policières par la mairie elle-même ! Par des camarades du comité Vérité et justice pour Adama et du Front des mères, je suis mise en lien avec un mec de vingt ans, nouvellement élu à la mairie, qui me donne le contact de la personne en charge de la vie associative de la ville d’Ivry. Je lui raconte un peu le lieu donc, et tout de suite, il est très enthousiaste : « c’est typiquement le projet que la mairie souhaite soutenir, car Ivry est une ville d’accueil — j’ai d’ailleurs beaucoup travaillé avec les Rroms, etc. (sic) ». Il me fait un espèce de portrait où tout est possible.

Bon. Ça n’est finalement pas le cas, c’est extrêmement compliqué : la ville nous tolère, mais pour tout ce qui dépasse ça ne marche pas. Et du coup, on a fait des liens avec la ville autrement. Ivry existe hyper fort pour le lieu, mais ça ne passe pas par les pouvoirs publics. Il y a un maillage d’assos et d’entraide assez hallucinant — les récups par exemple, c’est du luxe ! C’est vraiment des bons produits, en quantité, et c’est que de l’entraide. Y a aussi la ressourcerie pour le matériel, d’autres squats plus anciens qui soutiennent, conseillent parfois et qu’on se met aussi à soutenir maintenant qu’on a quelques mois d’existence. Pendant le deuxième confinement, il y a eu des échanges de lieux, avec le BAAM6 notamment qui est venu enseigner ici. Des circulations ont donc eu lieu dans la ville et, en ce moment, il y aussi des liens avec l’EHPAD d’à côté… et l’idée de faire un jardin partagé.

C’est fou comme c’est dès qu’il y a identité de cause qu’il y a conflit.  À l’inverse, dès qu’il y a hétérogénéité d’enjeux et de pratiques, ça  marche ! Ivry, pour moi, c’est un petit archipel à l’athénienne

Tout ce maillage, c’est formidable, on se connaît, on se sent vraiment pas seuls, et on n’a pas à fonctionner avec les grosses assos de Paris — qui ne supportent pas les manières de faire qui ne sont pas les leurs. D’où l’importance de faire du lien avec des gens qui sont sur d’autres terrains et pas seulement avec les groupes « pour les migrants ». C’est fou comme c’est dès qu’il y a identité de cause qu’il y a conflit. À l’inverse, dès qu’il y a hétérogénéité d’enjeux et de pratiques, ça marche ! Ivry, pour moi, c’est un petit archipel à l’athénienne, tel ce qui avait été tenté dans le cadre de Solidarity for all7 — avec, là, la mise en place d’un outil à la fois numérique et incarné d’orientation et de passation de savoirs et de savoir-faire. On part du principe qu’il n’y a plus d’État, plus de pouvoirs publics, on s’organise dans ce contexte, et ça marche. Pour Solidarity for all, il ne s’agit pas de palier les manques de l’État, car il n’est jamais à la hauteur, c’est de faire mieux — car on le fait sur le terrain et dans le soutien du type de monde commun qu’on veut. Et donc on fait institution alternative, c’est-à-dire des institutions qui altèrent les institutions existantes, qui les font chier !

Et en même temps,la question ne se pose pas de la même manière qu’en Grèce. Il semble en effet compliqué d’adopter à l’identique ce mode de pensée en France où les « services publics » ou ce qu’on appelle parfois l’ « État social » est encore très présent, à la fois dans la vie concrète des gens (même s’il tend de plus en plus à être détruit par le libéralisme en place) mais aussi dans les imaginaires à gauche, avec Croizat, la « sécurité sociale » et toute la social-démocratie d’après-guerre. Ce que le sociologue américain Erik Olin Wright appellait les stratégies « symbiotiques ». Certains parlent par exemple de « services communs » comme Dardot et Laval dans un livre qui traite la question ((Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Éditions La Découverte, 2014.)), comme idée d’une démocratisation radicale des « services publics », qui serait alors comme un point d’appui vers une autre forme d’organisation sociale. Toujours est-il que la croyance est forte chez la plupart des personnes, vis-à-vis des services publics, de l’État social… et les grosses institutions sont là ! Il faut faire avec. Cela pose aussi la question de la transition technique… 

— À mon sens, tant qu’on n’aura pas fait ce deuil-là — le deuil de « l’État Papa », on va perdre notre temps dans des batailles qui n’ont que peu d’impact. Il faut participer à ces batailles, mais ne jamais oublier la question de l’après. Qu’est ce qu’on fait après ? Il y a parfois des coups de force importants de visibilité, mais ce qui compte, c’est l’après. Et c’est pour ça au fond que la question de l’institution m’intéresse : elle permet de donner de la durée aux expériences, de les muscler dans la temporalité et dans l’espace. J’ai l’impression qu’en France, on a encore du mal à investir ces temporalités-là. Par exemple, l’expérience d’Ivry a démarré en juin 2020, et ce n’est que maintenant, huit mois plus tard [l’entretien a été réalisé en février 2021], qu’on peut deviner les possibles effets de ce qu’on a essayé à ce moment-là. Il nous faut nous autoriser ça, nous autoriser à rater beaucoup. Et à tenir.

Il faudrait trouver la manière d’agencer, au niveau micro-politique, une sorte de coagulation, qui nous ferait savoir qu’on porte un truc énorme, un truc qui nous dépasse. Ce truc, on l’appelait jadis « la Révolution ». Le geste révolutionnaire ne peut pas s’arracher du cours de l’expérience. Le grand échec du projet révolutionnaire, c’est qu’il croit être condamné à s’arracher du cours de l’expérience — on sombre alors dans le néant, dans la pathologie individuelle ou pire, dans la grande pathologie stalinienne.

— Cela nous ramène peut-être à la question de la démétropolisation. Si on est vraiment dans l’expérience, on se rend compte que les liens se fabriquent moins selon une logique de secteurs que selon des manières de faire. Par exemple, j’ai rencontré à Valenciennes un centre d’art qui accueille des artistes ; et d’accueil en général. On n’est pas très loin de Calais, ce n’est pas un lieu où les gens arrivent, mais peu à peu, les gens y viennent… et constamment, le lieu se remet en question avec les personnes accueillies : « Est-ce qu’on accueille de la bonne manière ? Car en fait, on ne sait pas nous… ».

Ce sont des manières de faire beaucoup plus proches des nôtres que celles de telle ou telle asso parisienne spécialisée dans l’aide aux migrants par exemple. Comment, sur des périmètres proches, peut-on arriver à trouver des affinités de pratiques, de manières de faire ? Comment se rend-on visible, à proximité directe du lieu de notre action et de notre vie ? Ce sont des questions primordiales.

Liens
  1. Ce jour renvoie en effet au soulèvement du peuple grec contre la dictature des colonels en 1973. []
  2. Pour une autre évocation de la puissance politique des Monsieur et Madame tout-le-monde, voir « Post-scritum sur l’hypothèse révolutionnaire », dans « Truander le réel », deuxième numéro de la revue Parades. []
  3. La casa est une association de soutien aux exilés ayant notamment pour objectif de trouver et de faire naître des lieux d’hébergement pour les mineurs et les familles []
  4. En novembre 2020 puis en mars 2021, plusieurs centaines de tentes ont été installées sur la place de la République à Paris par des personnes migrantes et leur soutien pour demander des ouvertures de places d’hébergement et une réelle politique d’accueil des personnes exilées. Le premier rassemblement fut particulièrement réprimé par la police. []
  5. La conspiration des enfants, Collection Perspectives Critiques, PUF, Octobre 2021. []
  6. Le BAAM (Bureau d’Accueil et d’Accompagnement des Migrants), est né en 2015 suite à l’évacuation d’un lycée désaffectée dans le 19e arrondissement de Paris qui avait été occupé par près de 900 personnes migrantes. Plusieurs actions y sont proposées depuis : enseignement du français, soutien juridique, permanence LGBT, accompagnement social, accès à l’emploi, aux loisirs, à la culture ou au sport. []
  7. Solidarity for All est un projet qui vise à identifier et soutenir les multiples initiatives de « solidarité sociale » qui se déroulent en Grèce. []