eden ahbez eut les cheveux longs avant tout le monde (il y eut bien sûr des mondes avant le monde), a porté la barbe longue avant tout le monde, mangé bio avant tout le monde, été gymnaste mystique avant tout le monde, vécu tout nu ou presque avant tout le monde et sans domicile avant tout le monde. Avant tout le monde eden ahbez (nom de naissance : George Alexander Aberle) fut le hippie parfait disant volontiers : « J’ai l’air cinglé, mais je ne le suis pas, ce qui est marrant c’est que ceux qui le pensent n’ont pas l’air cinglé, mais le sont. » Il refusait les lettres capitales pour les noms propres et écrivait des chansons, l’une d’entre elle « Nature Boy » – autoportrait – devenant instantanément un tube lorsque Nat King Cole l’enregistra en 1947.
ahbez était venu, sans capitale donc, la proposer à Cole après un concert, mais fut éconduit par le manager. Il la laissa quand même à l’assistant du chanteur Otis Pollard qui eut l’intelligence de la remettre à Nat King Cole. Cole l’aima de suite, la joua en concert et chercha à savoir qui lui avait donné. Irving Berling avait tenté de lui acheter le titre (ça se faisait alors et ça se fait de nouveau pas mal ces temps-ci), ce que refusa honnêtement l’homme au « Blue Gardenia » qui péniblement et respectueusement à force de recherches retrouva ahbez dans la nature des collines de Los Angeles. En 1948, c’est bien naturellement que Joseph Losey adopta « Nature Boy » pour son antimilitariste, antiségrégationiste Garçon aux cheveux verts, chantée dans le film par un chœur anonyme. Évidemment, tout le monde avant tout le monde a voulu le chanter, le jouer, l’épouser. Les cheveux poussaient au portillon. Sarah Vaughan, Frank Sinatra, Ella Fiztgerald, garantie de trio de tête, Johnny Hartman, Miles Davis, Jackie McLean, James Brown, Art Pepper, Shirley Bassey, Vinícius de Moraes, Django Reinhardt, Sun Ra (superbe John Gilmore) et 1000 autres ont suivi. José Feliciano en a offert une version presqu’aussi sensible que sa miraculeuse reprise de « Light my fire ».
Puis vint John Coltrane dans un album souvent oublié (parce qu’entre A love supreme et Ascension ?), intitulé sans effort The John Coltrane Quartet plays, à moins que ce soit parce qu’il n’était pas possible de donner meilleure définition à l’intégrité d’un groupe ici simplement présenté en son aperte altitude. L’après A love supreme est bouleversé d’éblouissants vertiges, on pourrait dire de troubles fabuleux, d’une intensité rageuse, immédiatement. John Coltrane y joue « Nature Boy » et, pour donner du fil à retordre à tous les amateurs de définitif bien ordonné, ajoute le contrebassiste Art Davis au groupe. Ça ne change rien, le temps d’un morceau, un quartet à cinq. « Nature Boy » déborde la contemplation, éprouve l’amour au pied du mur, amour qui a connu de plus faciles quarts d’heures. Appel d’urgence à l’être et la terre. Les paroles d’eden ahbez chantent « La meilleure chose que tu apprendras jamais, c’est d’aimer et d’être aimé en retour ». Sorte d’amour suprême donc, auquel eden ahbez aurait concédé des lettres capitales, amour suprême comme saboulé par Coltrane, mis en instance. « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » disait Elisée Reclus et Coltrane, McCoy Tyner et Elvin Jones le jouent dans tout l’album.
The John Coltrane Quartet plays est composé de quatre morceaux dont deux originaux. L’urgence (et le mot n’est pas trop fort) n’est pas dans ce qu’on appellerait aujourd’hui une « création », elle est ailleurs, au-delà, en contrepied de possibles habitudes (quand bien même elles prétendent l’inverse). Le premier véhicule trouvé fit l’affaire du voyage impératif. The John Coltrane Quartet a les clés. Ça aurait pu être une mobylette, ce fut aussi essentiellement beau. Et c’est bien une histoire, une maturité instantanée que le disque raconte, un état du présent d’alors, des secousses du monde, des inquiétudes noires et de tous les grondements. « Chim Chim Cheree » vient de Mary Poppins, film sorti l’année d’avant, et sert à l’embarquement, prétexte à la restitution immédiate ; ça va aller plus vite que « My favourite things ». « Brazilia » est en plein virage (il y a même un z sur la couverture de pochette et un s à l’intérieur : de l’un à l’autre) et « Nature Boy » est le repère pour ne plus rêver à rien vers la vie dense. Frank Kofsky, dans ses très abondantes notes de pochette de l’album, conclut ainsi : « Au moment où j’écris ces lignes, le monde est en train de vivre une révolution. Les artistes, surtout lorsque leur art est aussi étroitement lié à l’existence d’un peuple comme l’est le jazz, ne peuvent pas rester à l’écart des préoccupations de la société en général. Aujourd’hui, la révolution dans le jazz porte le nom de… avant garde. (Don Heckman, lui-même participant de l’avant-garde, a observé que “certains des musiciens d’aujourd’hui conçoivent le jazz comme un symbole de changement social – voire de révolution sociale”). À mon avis, cette dernière révolution n’a pas produit d’expression plus exaltante de ses objectifs que celle que l’on peut trouver dans la performance de John Coltrane ».
Et puis… et puis… il y a « Song of praise » où se produit ce que tous les fatalistes, fussent-il un moment exaltés, ne pourront jamais autoriser : la pleine unité par le geste et la pensée entre le corps de la musique, le corps du musicien et le corps du monde. Un instant, on ne sait plus où se mettre devant tant d’ouvertures, de confiance en soi, de confiance en l’autre, d’univers à l’aise, de tumulte prodigieux, de tensions enracinées, de fécondité à portée de main ; l’instant d’après, tout revit de ce que nous pourrons faire et défaire, déplacer le sens et étourdir la mort. John Coltrane jouait pour tout le monde.
• The John Coltrane Quartet Plays (Impulse, 1965)
Ce texte a été publié à l’origine, le 13 février 2022, sur Le Glob. Voir aussi le site des éditions musicales nato et la présentation de la rencontre avec Jean Rochard organisée par les Communaux.