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Lettres du Monde

Mytilène, dernier jour

Avant de pouvoir poser plus de mots sur ce qui se joue actuellement en termes de politique (police) migratoire, je voulais vous partager ce que j’observais depuis l’île de Lesbos, les yeux tournés vers une autre mer que celle du Nord où sont tragiquement mortes des personnes exilées

Être ici n’a du sens que de savoir qu’il y a un ailleurs. Nous inaugurons avec cette correspondance de Camille Louis une nouvelle section du site, pour contribuer à l’enchevêtrement d’histoires disparates : Lettres du monde. « Nous vous proposons d’accueillir des perceptions, des visions, des paysages, des chroniques, des méditations. Des récits de soulèvements. Des enchevêtrements des patientes expériences à venir de nos amitiés. »

Être face à une mer qui raconte l’histoire d’une autre mer. Une histoire sans corps, une histoire surtout de la disparition des corps, l’histoire sordide de l’Europe qui noie les corps ici en les forçant à se noyer là bas. Ici rien ne se voit mais, précisément pour cela, tout s’entend et se comprend. Les corps n’arrivent plus mais les récits eux parviennent. Ces récits de personnes migrantes qui quasiment toutes ont vécu ces dernières années 1, 2, 4 ou 6 pushbacks.

Parfois ils se passent en mer, parfois et très souvent ils ont lieu sur terre. Le pouvoir de l’Union Européenne et de sa police des frontières dépassent tout entendement, tout imaginable, toute limite de possible : il ne noie plus seulement dans l’eau mais à même les sols et transforment ces derniers en eau cimetière ou en désert. Les exilé·e·s qui parviennent à débarquer sur les côtes grecques et vont se cacher dans les forêts sont retrouvé·e·s par les autorités grecques qui ne sont plus surveillées par aucune instance de contrôle (même l’officiel HCR doit quitter les lieux et ne rien observer) mais encouragées par les seules autorisées à veiller : les agents de Frontex.

Ensemble ces officiers du désastre remettent les gens sur les embarcations et les renvoient. Où ça ? Peu importe dès lors que ce n’est pas là, on ne veut plus les voir là et ceux qui pourront rester seront parqués loin des yeux et des mémoires. Ils ne sont déjà presque plus là : il fut un temps où le camp de Moria entassait 23000 corps sur un terrain pouvant « normalement » accueillir 6000 personnes, aujourd’hui le nouveau camp que les ONG, (même celles autorisées) commencent à quitter parce qu’il n’y a plus de boulot comptent 2300 personnes. Un zéro s’est envolé et avec la même simplicité ce sont plus de 20000 personnes que l’on a perdu de vue.

Histoire sans corps, histoire des corps oblitérés, histoire sordide de l’Europe qui s’écrit de la Méditerranée à la Manche et contamine absolument tout : mer, terre, ciel. L’horizon s’est rebouché. Oui Rouddy1, tu as raison « on ne répare pas l’enfer » comme tu l’as si puissamment dit en évoquant l’après Moria.

Pourtant toi et d’autres font tenir la vie, tiennent aux vies qui parviennent ici (merci encore et toujours aux incroyables actrices et acteurs de Lesvos Solidarity, du Legal Center Lesvos, de Aegean Boat Report et StopPushbacks dont il faut absolument regarder les rapports) mais les protecteurs élus du « paradis européen » auquel ils sont les seuls à croire créent l’enfer, ici, partout.

C’est vrai Macron and co « vous ne laisserez pas la manche être un cimetière », vous le faites depuis longtemps, ici, là-bas. Il ne s’agit plus de s’apitoyer et d’exiger que l’on « sauve les migrants », il s’agit aujourd’hui collectivement pour absolument tout·e vivant·e, de se sauver de la mort anticipée et de se réveiller pas seulement quand les noyés ne peuvent plus être cachés.

Camille Louis

  1. Rouddy Kimpioka est le créateur de RAD Music international, une initiative par et pour des personnes réfugiées. Il vient du Congo et est retenu sur l’île de Lesbos depuis 2017, d’abord dans le camp de Moria et à présent il a son appartement qu’il peut se payer grâce au travail qu’il accomplit dans la ville auprès de plusieurs associations de soutien aux réfugiés. Il est l’un de ceux qui continuent de lutter contre l’invisibilisation et surtout la perte de sensibilité qui fait aussi que l’on ne voit plus. []