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ZEC : tordre le droit pour défendre les Lentillères

Une brochure autour de la proposition de créer une Zone d’Écologies Communale pour défendre les différentes dimensions de la vie et de la lutte des Lentillères à Dijon. Présentation de la démarche par ses auteur·e·s

Depuis 11 ans au Quartier libre des Lentillères, nous occupons des terres maraîchères menacées par un projet d’écoquartier, un parc de logements en béton qui n’a d’écologique que le nom.

Contrairement à de nombreuses autres luttes, pendant des années nous nous sommes très peu intéressé·es aux terrains juridique et administratif. Les aménagements juridiques réalisés par ceux qui nous gouvernent pour permettre le lancement de l’écoquartier ont été mis en place les premières années de l’occupation, à une époque où peu de gens imaginaient réellement pouvoir arracher l’abandon du projet, et où le domaine juridique n’apparaissait pas comme un terrain de lutte possible et désirable.

Ainsi, lorsque la mairie lance en mai 2013 l’enquête publique censée recueillir les avis des habitant·es de Dijon sur le projet, quelques usagèr·es du Quartier déposent tout de même des avis argumentés, mais aucun mouvement collectif ne porte la détermination de mener des recours en justice.

Depuis le début de l’occupation en 2010, le rapport de force avec la mairie s’est construit en cultivant les terres fertiles, en posant des caravanes sur la friche, en habitant le quartier de milles manières. Pendant toutes ces années, nous avons défendu ce territoire à coup de concerts et de marchés à prix libre, de constructions de cabanes et de lieux collectifs, de manifs équipées d’un tracteur rose ou défilant recouvert·es de paillettes multicolores, de grandes fêtes où des camarades d’ailleurs venaient nous aider à occuper de nouvelles parcelles ou à reboucher des trous creusés par la mairie. Ces pratiques de lutte sont celles qui ont toujours rythmé le quotidien du Quartier, celles qui nous rassemblent et que nous avons toujours choisies de privilégier.

Si la tendance collective est de considérer le droit comme un domaine étranger, voire ennemi, nous ne sommes pas dépourvu·es pour autant de normes et de règles, construites par celles et ceux qui participent à les suivre, pour répondre aux besoins de d’organisation collective propre au quartier et à ses usages. Des coutumes s’inventent, des habitudes se formalisent, des assemblées se solidifient pour donner un cadre nos formes d’auto-organisation.

Une fois par mois, l’assemblée de quartier nous permet de discuter des usages collectifs et individuels des terres et de prendre des décisions ensemble au plus près du consensus. On y discute de comment on soigne les communs, des sous-bois aux tracteurs, de l’organisation de la prochaine fête aux conflits de voisinage, des problèmes d’eau à la construction et à l’entretien des lieux collectifs. On n’édicte aucune loi, on n’écrit pas de règlement intérieur ou de charte, chaque décision est prise collectivement après discussion et validation de l’assemblée, constamment renouvelée dans sa composition par le bal des absent·es et des présent·es. On garde des traces de ces décisions pour les partager, pour s’y référer dans les moments de discussions collectives, mais aussi parce que ces traces aident à comprendre comment le quartier évolue et se construit.

En 2017, une rumeur d’expulsion donne naissance à une deuxième assemblée mensuelle dédiée spécifiquement à la stratégie globale de lutte face à la mairie. Elle naît après trois mois de vives discussions pour déterminer les différentes lignes politiques que nous ne voulons pas perdre de vue. Il en sortira un texte clé pour s’orienter : « Boussole ». Après ce premier pas, des groupes de travail se créent au sein de cette assemblée « de lutte » pour creuser différentes dimensions du rapport de force, ce qui nous permet entre autres de penser ensemble la défense matérielle du quartier. Cette année-là, un groupe organise une semaine de la résistance, au cours de laquelle on manifeste à vélo, on discute de l’urbanisme, et on érige des murs de fourches et de roues tordues pour rendre plus difficile les interventions policières au sein du quartier.

Plusieurs rencontres vont alors mener différentes personnes à avoir envie de se pencher sur les questions juridiques.

  • En septembre 2017, quelques personnes rencontrent des membres du groupe juridique de Bure, constitué pour lutter contre l’enfouissement de déchets nucléaires dans la Meuse. Leur travail est enthousiasmant : les offensives juridiques sont finement articulées avec l’occupation du bois Lejuc, et la réflexion se fait collectivement alors que tout le monde est loin d’être familier avec le droit. Cette rencontre donne naissance au groupe juridique des Lentillères en décembre.
  • En juin 2018, un peu par hasard, d’autres personnes des Lentillères s’en vont participer à 3 jours de discussions et de réflexions autour de la propriété privée et de la propriété collective face à la spéculation foncière et immobilière, avec toutes les questions que ça pose en terme de rapport au droit, d’organisation, etc. Ces rencontres vont être décisives pour plusieurs personnes qui rejoignent alors le groupe juridique.
  • Durant le cours de l’année 2018, beaucoup d’entre nous passons du temps à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour soutenir les habitant·es de la zone face aux expulsions mais aussi pour partager les différentes réflexions sur les possibilités de pérennisation des occupations suite à l’abandon du projet d’aéroport. Le parallèle avec l’avenir possible des Lentillères amène lentement un certain nombre d’usagèr·es du quartier à réfléchir aux cadres juridiques possibles après l’abandon des projets contre lesquels nous luttons.

C’est ainsi que les questions juridiques commencent doucement à se faire une place au sein de l’assemblée de lutte et amènent à ce que le groupe « politique urbaine » organise deux conférences à l’Espace Autogéré des Tanneries : « Territoires et techniques face au droit » en janvier 2019 puis « Territoires et usages face au droit » en avril 2019.

Les chercheurs, chercheuses et universitaires Vincent Balland, Serge Gutwirth, Isabelle Stengers et Sarah Vanuxem nous présentent leurs travaux et nous montrent que le droit n’est pas uniquement notre ennemi, mais bien un terrain de bataille politique et philosophique. Ils et elles nous parlent d’histoires desquelles tirer de l’inspiration, et nous invitent à batailler pour créer nos propres cadres juridiques. On entend parler de biens communaux, de droits coutumiers, de brèches dans le système juridique et d’exemples de droits qui favorisent la gestion des territoires par les communautés qui les habitent et qui en usent.

Les Lentillères, 27 mars 2021. Photo : Dijoncter.

En novembre 2019, la phase 2 du projet d’écoquartier – celle qui menaçait les Lentillères – est abandonnée : François Rebsamen (maire de Dijon et président de la métropole) annonce qu’il renonce au projet et qu’il va interdire l’urbanisation des terres. Il annonce aussi qu’il expulsera celles et ceux qui « occupent de manière illégale ce terrain », et que « pourront rester, pour faire du maraichage urbain, ceux qui s’inscriront pour avoir un bail ». C’est un séisme pour nous, partagé·es entre la joie d’avoir enterré un projet mortifère et la peur d’être salement expulsé·es.

La question de la légalisation des Lentillères devient urgente, et crée beaucoup de discussions parmi nous, parfois tendues et compliquées. Elle questionne profondément nos rapports aux institutions, mais aussi nos projections sur l’avenir du quartier, ce que l’on est individuellement prêt·e à risquer, ce que l’on est collectivement prêt·es à perdre ou à gagner, et au prix de quels compromis.

Au terme de cinq intenses assemblées, nous publions le communiqué « On la joue collectif » dans lequel nous écrivons :

« Le maire de Dijon dit aujourd’hui que l’illégalité de notre présence doit cesser. En vérité, cela ne tient qu’à lui. Nous n’avons pas d’opposition de principe quant à une forme de régularisation. Il n’est pas question de cela mais du respect de ce que nous avons construit […]. Des formes de délégation collective existent en partie, des cadres juridiques restent à inventer. En effet, nous savons qu’il existe des lieux où la loi s’incline face à la légitimité et se réinvente lorsqu’une lutte s’avère victorieuse. Cette invention ne se fera pas sans nous […]. Aucune institution extérieure ne peut soigner ce territoire comme nous l’avons fait jusqu’à présent et comme nous continuerons à le faire. »

Nous sommes alors fin décembre 2019, et nous annonçons le lancement d’un « grand chantier de réflexion collective autour de l’avenir du quartier ». Cette brochure est une des pièces issues de ce chantier de réflexion.

Elle présente la Zone d’Écologies Communale, une proposition juridique que nous avons élaborée. Entre les confinements et les milles aspects de la vie du Quartier, il nous aura fallu un an pour mettre au point cette proposition, traduisant dans un langage étrange et étranger certains pans de la vie quotidienne.

Même une fois ce travail achevé et cette proposition rendue publique, nous nous méfions de ce langage juridique, de son aridité et de sa normativité, même si on a parfois l’impression de le tordre ou de le défier. Nous savons que nous prenons des risques. Le risque de voir le caractère figé des textes juridiques prendre le pas sur la créativité hors-norme de la vie aux Lentillères. Le risque de rendre nos existences légales et, par conséquent, de considérer tout débordement comme une menace. Le risque de normaliser la vie au quartier et d’exclure par là les anormaux, les illégales, celles et ceux qui n’auront jamais un corps acceptable pour la mairie ou les médias.
 On a parfois peur de créer un monstre, une vitrine écologique pour les métropoles. On a peur qu’un outil stratégique, la ZEC, devienne une réalité politique confortable qui nous distancie des luttes d’ailleurs. On a aussi peur de ne plus s’adresser qu’à des élites et de s’éloigner de nos camarades de toujours, de tomber amoureu·ses du pouvoir que nous donne le regard bienveillant des intellectuel·les qui nous soutiennent et de se rêver politicien·nes.

Mais nous avons choisi malgré tout d’emprunter cette voie sinueuse, parce qu’une peur plus grande nous habite aussi : celle de perdre tout ce que nous avons construit depuis dix ans si nous ne cherchons pas un cadre légal pour ce territoire.

« Je trouve ça dommage de changer de nom, j’aimais mieux Quartier Libre des Lentillères » avait dit l’une d’entre nous dans une assemblée où l’on débattait de la ZEC. Nous ne souhaitons pas que la ZEC remplace le Quartier Libre des Lentillères, dont le quotidien débordera toujours les cadres légaux. La ZEC n’est qu’une proposition de codage juridique un peu moins asphyxiant, une case à créer pour arracher un peu d’espace au code de l’urbanisme.

Cette brochure est une manière de partager plus largement nos réflexions et notre travail, en espérant qu’elle trouvera des échos par-delà les Lentillères.

Elle est le fruit d’allers-retours constants entre le travail amateur (mais déterminé) du groupe juridique, les discussions riches d’intensité des assemblées, les conseils précieux de notre fidèle avocat et camarade, ainsi que tous les regards échangés avec une multitude de gens en lutte (et pas que). Malgré nos doutes et nos peurs, nous la diffusons pour créer des ponts avec d’autres luttes, qu’elle soit source d’enthousiasme ou de désaccord. Certaines de ses parties sont arides, comme l’est actuellement le droit. Si ce langage vous repousse, n’hésitez pas à découvrir le Quartier libre des Lentillères autrement, en lisant d’autres récits plus vivants, en venant jardiner, faire la fête ou lutter matériellement à nos côtés.

La vie du Quartier sera toujours bien plus riche que tout ce qui pourra se traduire juridiquement.

Le groupe juridique du Quartier libre des Lentillères
Dimanche 9 mai 2021.


Ce texte est une reprise de l’introduction de la brochure, au quel nous avons ajouté quelques liens vers des sources citées ou des documents de référence. Le texte intégral de la brochure peu aussi être lu en version directement sur le site Quartier libre des Lentillières.