On pourra considérer avec d’autres que ce qu’on appelle la Modernité fut une longue éclipse du monde : institution d’un sujet autonome réflexif brisant nos appartenances à des milieux singuliers, longue marche du Progrès et sa furieuse entreprise de séparation de la Nature et de la Culture, naissance des États et constitution des populations entraînant la défaite des communautés.
L’historien Stephen Toulmin évoque la résonance entre plusieurs traits de la naissance de la modernité : l’oralité céda la place à l’écriture, la pensée du particulier fut remplacée par l’abstraction de l’universel, l’expérience du local fut absorbée par l’institution du général, les temporalités relatives des relations entre les êtres initièrent leur dissolution dans la flèche d’un temps téléologique.
Pouvait ainsi commencer, dans le cade des États-Nations, à partir du XVIIIᵉ siècle, une entreprise de totalisation du régime de l’économie. Le capitalisme allait dès lors devenir, non seulement un système, mais une société. La naissance de cette dernière, avec ses institutions, ne pouvait se faire que contre les communautés récalcitrantes et leurs mondes singuliers.
Soulignons un dernier avatar historique de la disparition de la pluralité des mondes dans les géographies qui sont les nôtres : les « Trente Glorieuses », nom français d’un moment du capitalisme en cours de mondialisation qui dans ses centres vit émerger ce qui semblait être le plus parfait accord entre l’État et le l’Économie, Le Plan comme administration de la société productive, plus la Grande Accélération et ses ravages. Pendant les Trente Ravageuses, l’autre nom de ces fastes années de modernisation, il fut possible de faire accepter un contrat implicite, soutenu par une puissante machine de propagande : acceptation de l’exploitation, du déracinement, de l’arrachement aux anciens attachements en échange des garanties d’un projet de vie pour tous intégralement inscrit dans le plan de totalisation de l’économie. On pourrait alors dire de cette période de reconstruction après la débâcle, que la planification par l’État du capitalisme avait permis de faire de chacun « des productifs ». A chacun son projet de vie enserrée dans l’économie. Et tant pis pour les inadaptées et autres indisciplinés.
Bientôt devait s’initier le déclin de la centralité politique de tous les sujets sociaux. D’une façon emblématique, il faudrait évoquer le dernier affrontement radical entre le travail et le capital au cours de la décennie insurrectionnelle de l’Autonomie italienne des années 70. Tentative de faire exploser la cage de fer de l’identité ouvrière doublement verrouillée par l’entreprise capitaliste d’un côté, par le Parti et le Syndicat de l’autre. Son élan enragé, écrasé par la contre-insurrection menée par l’État, se perdit ensuite dans des lignes de fuite absorbées par le régime de la gouvernementalité néolibérale. Depuis, nous sommes rentrées pleinement dans ce qu’il faut bien appeler le cosmocapitalisme.
On connaît la suite, dans nos contrées occidentées… Les catastrophes écologiques plus la phase terminale du pastoralisme étatique et l’inflation de la violence de la basse police. La rhétorique de la mobilisation infinie demeurera, absurde, jusqu’à aujourd’hui. Mais les garanties d’un projet de vie pour tous, valorisable dans les coordonnées de l’économie, ne s’en sont pas moins écroulées.
L’action des institutions de l’État devient indiscernable de celle de l’économie. Une nouvelle gouvernementalité se dessine : surveillance généralisée, management des subjectivités et « en même temps » brutalité de la basse police pour les récalcitrants et autres révoltées. Sans parler de l’inexistence sociale pour les innombrables gueux produits par la décomposition de l’État-providence. Nous avons là une définition possible des nouveau modes de gouvernement libéral-fascistes.
Mais il faudrait ajouter encore la cage de fer des infrastructures technologiques comme forme totalisante de dépossession.
Et si le paradoxe de l’époque que nous vivons faisait que c’est justement la multiplication d’effondrements qui ouvrait le voie à de nouvelles perceptions de notre rapport au monde, à de nouvelles sensibilités, à la possibilité des nouvelles expériences et à un travail d’imagination portant sur la possibilité d’autres formes de vie commune? Sans oublier la renaissance de formes de réappropriation des techniques, leur désencastrement d’une systématique qui prétend faire monde, celle de l’économie.
On pourrait dire alors : le monde revient. Et avec lui une multiplicité de formes de vie qui nous invitent à en prendre soin. Mais aussi à de nouveaux combats. Car, pour que d’autres expériences portant sur des manières communes d’habiter le monde puissent s’affirmer, il faut ruiner l’antimonde de l’économie.
Dans ce sens, ouvrir un travail d’enquête sur des modes d’existence de nouveaux communaux, c’est participer à leur éclosion et, en même temps, lutter contre ce qui en dénie la possibilité.
Nous publierons au fur et à mesure les dates des présentations des recherches et des intervenants.