Partons d’un postulat. Le monde commun ne préexiste pas à l’expérience que l’on en fait. Autrement dit le commun résulte des pratiques de communisation. Il ne saurait pas se confondre avec l’abstraction d’un bien public qui est toujours l’effet de dispositifs de gouvernement et ses distributions sociales. Il ne saurait encore moins s’identifier à un intérêt général dont on voit mal comment pourrait-il ne pas coïncider avec l’entreprise de séparation dont l’économie porte le nom. Pas d’institution d’un commun déjà donné ni de législation supérieure. Mais seulement des formes de partage et des alliances, des manières de s’organiser, des obligations réciproques construites, pas à pas, de proche en proche, dans des situations singulières.
Dans l’étymologie du mot commun, munus, nous ramène à l’idée de don et de contre-don. Mutuum, d’ailleurs, indiquant le sens de réciprocité, en serait un dérivé. Et c’est que dans les gestes des mutuelles obligations il y a toujours un engagement qui conduit à la création de nos attachements. Le commun est la trame des liens qui font le monde auquel nous appartenons. Il ne s’agit alors jamais d’une collection de sujets déjà fondés, d’individus déjà individués. Le commun ne saurait être qu’un monde en train de se faire et qui, dans son affirmation, s’oppose aux formes de dépossession de l’expérience, son administration, ou à la fin d’un monde.
Si le commun est en ce sens l’inappropriable, il n’est pourtant pas sans propriétés: celles-ci sont le résultat du cours singulier de l’action qui différencie un monde.
Le parti pris que nous défendons est celui d’une politique de l’expérience. Et c’est que dans celle-ci, entre ce que nous sommes et ce que nous devenons, naissent des manières de faire exister des mondes composés d’autres êtres et de leurs milieux. Exister c’est faire co-exister. L’entraide, dans sa gratuité, en est la vérification. Il ne saurait y avoir une économie de l’entraide. Celle-ci étant à chaque fois et en chaque lieu l’entrelacement de gestes de concernement, exclut toute possibilité de capitalisation qui conduit irrémédiablement à ladestruction de l’expérience partagée.
L’expérience communale s’oppose aux formes de gouvernement des êtres, des choses, et de leurs milieux. En ce sens, ils portent en eux des potentiels de sécession contre la totalisation issue de la gestion et l’administration du monde. Dans les expériences mises en partage, dans les pratiques et techniques qui les font exister, il n’y a pas de place pour la représentation. On ne peut pas représenter des mondes en train de se faire. Rien n’est « représentatif » d’autre chose. Nulle chambre de la représentation ne saurait déclarer les propriétés d’un monde commun. Ni les manières dont il se rend présent en faisant exister nos relations.
L’entraide, dans la longue lignée des communaux – des communs paysans aux solidarités ouvrières, ou toutes les formes coutumières tissées par l’étoffe de l’expérience – contient un « continuum de résistances ». Elle accompagne toujours les ruptures, toutes les insurrections. L’insurrection est avant tout l’insurrection d’un monde qui nous lie contre ce qui en dénie la possibilité. Dans le communalisme il y a toujours un sens commun d’obligations mutuelles prêt à s’insurger. Il y est toujours question de formes de conspiration.
Ajoutons ceci : si exister c’est faire exister d’autres êtres qui en retour nous font exister, l’entraide nous indique l’attention portée à notre fragilité. S’entraider suppose l’acceptation de la vulnérabilité des existences partagées: « L’homme et l’arbre font cause commune au sens où ils se prêtent mutuellement appui pour exister. L’homme soutient l’existence de l’arbre comme l’arbre soutient l’existence de l’homme et de sa pensée, cet « être faible » » (D. Lapoujade, Les existences moindres).
C’est l’expérience comme forme qui est ici convoquée : entrelacement de gestes, discours, pensées partagées qui constituent le milieu favorable à l’expressivité des communs en chantier. C’est des prises et des points d’appui dans le réel dont il s’agit. Mais la seule réalité que nous puissions connaitre est celle de nos relations et non pas des idées que l’on s’en fait. Ainsi, toute « idée » est une idée intermédiaire. Autrement dit, s’il n’y a de réel que relationnel alors la connaissance peut devenir ambulatoire (W. James). Radicaliser notre expérience c’est être au plus loin de la chimère d’une autosuffisance à soi, d’une idée de l’autonomie qui prétend s’abstraire des dépendances qui nous font exister.
Appelons ces gestes, ces mots, les nouvelles sensibilités et perceptions qui surgissent dans des agirs communs, leur transmission et les rencontres qu’il suscitent l’émergence d’une cartographie communale constituée fragment par fragment. Ajoutons ceci : chaque fragment porte en lui son propre potentiel d’association avec d’autres fragments. La Commune est toujours le tissage des rencontres entre ceux qui ne devraient pas se rencontrer. Elle contient une logique d’associations qui n’est rien d’autre qu’une éthopoïétique des existences.
Il nous faut restituer la puissance localisée de l’expérience. Question de sensibilités et de perceptions mises en partage. Nouvelles manières de penser notre rapport au monde. Question technique : les artifices de la mise en relation entre expériences hétérogènes. Et puis, toujours, le difficile art de la traduction.
Et sans reste l’ouvrir à des devenirs insurgés.
Face à la démente accélération des débâcles à laquelle nous assistons, devant la brutale offensive néolibérale et son lot d’effondrements, de la biosphère aux contenants sociaux et leurs institutions, il est urgent de partager les manières de prendre soin des milieux qui nous permettent d’habiter le monde.
La métropole, avec sa prolifération de flux et de réseaux, n’est que l’envers de notre atomisation, ensevelis que nous sommes dans un trop plein de connexions. Trop de relations, pas assez de rapports, nous dit Isabelle Stengers. Qu’on le veuille ou non on est toujours en relation avec quelqu’un ou avec quelque chose. Par contre, être en rapport, « se rapporter » à quelque chose, à d’autres êtres, introduit la question de notre appartenance et la possibilité de passages et de transformations.
Certains en appellent à une cosmopoètique du refuge (Dénètem Touam Bona) pour instaurer de multiples « pays du dehors » face à la totalisation d’un « système-monde », à l’intériorité absolue, voué à la multiplication d’effondrements. Mais il n’y a jamais de dehors sans des zones formatives de l’expérience, et des passages vers un ailleurs. Alors il est possible de faire voler en éclats l’intériorité captive du monde tel qu’il est et ses identités distribués par le pouvoir institué. Contre ce qui est déjà fondé, des devenirs.
Ce dehors contient toujours en puissance le visage de l’hospitalité. Il est la région des entre-mondes où naît le trouble des nouvelles expériences génératives. Accueillir l’expérience de quelqu’un d’autre, son monde autre, suppose la mise à l’épreuve du rapport au monde que nous habitons. L’hospitalité nous pose aujourd’hui une question : avons-nous encore un monde pour accueillir d’autres mondes ? Et si nous n’avons plus de monde il nous faudra le faire advenir. Cela s’appelle l’amitié.
L’entraide n’a d’autre finalité que ce sans fin du tissage de communaux toujours provisoires. Notre proposition est une invitation au voyage. A un travail d’enquête sur les variations infinies des manières de nous lier. Une contribution à la production de récits pour repeupler le monde.Disons-le encore, si l’enquête est un récit, c’est que tout récit commence par le milieu : in media res, au milieu de l’action.